Rencontre avec un homme-océan

Jean Malaurie © Collection personnelle Jean Malaurie
Jean Malaurie © Collection personnelle Jean Malaurie

Jean Malaurie est assurément un des très grands hommes de sa génération. Refusant le STO en 1942, il entre en Résistance à 21 ans. Revenu du maquis, magnétiquement, d’abord avec l’expédition Paul-Emile Victor, puis seul, dans des conditions de vie extrême. La rencontre des peuples de l’Arctique, ignorés jusque-là, modifiera considérablement cet esprit scientifique, Grand Officier de la Légion d’honneur depuis cette année. Alors que sa Lettre à un Inuit de 2022 est sur le point de paraître, il a accepté de donner au Journal des Grandes écoles une de ses très rares interviews.

 

Jean Malaurie © Collection personnelle Jean Malaurie
Jean Malaurie © Collection personnelle Jean Malaurie

 

 

Jean Malaurie , peut -être que pour mieux comprendre l’incroyable aventure que fut votre vie faut -il tout d’abord remonter à vos premières années ?
L’homme qui est devant vous a eu la chance de bénéficier d’une longue vie. De par mon père, je suis cauchois, d’une famille d’armateurs de Fécamp, région à laquelle je reste très attaché. Par la branche maternelle, je descends d’un résistant écossais, Carmichael, anobli sur le champ de bataille, à Baugé (près d’Angers) en 1421, première victoire française lors de la guerre de Cent ans, au cours de laquelle mon grand ancêtre tua un général anglais. Je suis né à Mayence où mon père, agrégé d’Histoire, enseignait. Très proche de Poincaré et de Barrès, il avait été affecté, après une sérieuse blessure, au service des renseignements, à Belfort.
La France voulait établir, comme en Sarre, une république Rhénane, rêve que fera avorter la volonté anglaise aveugle de modérer nos aspirations. Notre pays est alors exsangue ; il ne se relèvera jamais de la Grande guerre qui a ruiné un quart du territoire ; ! Aristide Briand, de peur que la France ne se retrouve isolée, tend la main à l’Allemagne en 1930 et accepte de raccourcir de quelques années le temps d’occupation de la rive gauche du Rhin. J’ai ainsi vécu pendant huit ans dans une beaucoup réfléchi sur la pensée rhénane, une pensée puissante avec Maître Eckart, en quête de l’essence divine et du développement de l’homme. La Naturphilosophie m’a conduit à Goethe. C’est tout un pan de la philosophie allemande qui mérite d’être davantage médité par les anthropologues et les historiens des idées.

 

Vous quittez donc la Rhénanie et arrivez en France , où vous allez poursuivre vos études …
Nous nous installons à Garches. Je n’aime pas le lycée et ne l’aimerai jamais. J’aime comprendre avant d’apprendre. La pédagogie universitaire m’a fait souffrir. Je crois que cet enseignement est mal fait ; c’est une des sources de notre malheur. La pédagogie est une science. Une didactique autoritaire peut tuer une pensée à venir et ce dès la maternelle ; cette première étape est décisive dans l’éveil de la force créative. Après le choc de 1940, je veux faire face en préparant d’arrache-pied à Henri IV le concours de l’Ecole Normale Supérieure. En 1943, la situation s’aggrave avec le décret Sauckel, codifié par Vichy dans le cadre du Service du Travail Obligatoire. C’est intolérable. Ce moment est capital pour moi, car je découvre le manque profond de solidarité des Français, qui dans les périodes de crise ne voient plus que ce qui les sépare ; résister est une vertu nationale et De Gaulle en a été l’historique incarnation.

 

Vous avez vingt et un ans lorsque vous vous engagez dans la Résistance …
La Résistance est très mal organisée, De Gaulle est encore faible, lointain pour la jeunesse estudiantine. Le 1er juin 1943, je dois être gare de l’Est avec ma valise ; direction : les usines de guerre de la Ruhr. C’est hors de question. J’essaie de partir au Maroc mais je manque de cinq minutes un rendez-vous devant la Sorbonne. La vie de clandestin se joue sur des détails. Je décide de rejoindre le Vercors où je suis très vite pris en charge. Pendant cette période qui vit le cancer de la délation, je suis réfractaire, très recherché par la police ; ma mère, veuve, m’interdit tout courrier, systématiquement ouvert. Tous les quinze jours, on vient frapper à sa porte pour demander où je suis. Elle est très inquiète parce que l’on peut appréhender mes deux frères, à ma place. Janvier 1944, elle meurt d’une attaque cérébrale. C’est une époque extrêmement difficile qui me forme moralement et intellectuellement.

 

Quel avenir envisagez -vous alors , dans cette période de grande obscurité ?
Je me dis que, si je m’en sors, ce sera dans la rigueur d’une pensée, en partie expérimentale. Je sens le temps qui file et ce n’est pas en manipulant les mots dans un discours sans fin que je vais me trouver dans mes forces créatives. Mes maîtres seront les primitifs ; sans oublier Kant, Bergson et Claude Bernard. Cette décision procède d’une intuition profonde, qualité que je me découvre et qui ne se démentira jamais. Je m’y attacherai désormais et rigoureusement : ma préscience sauvage. Pourquoi le Nord ? Il peut y avoir l’atavisme, c’est à dire, l’Écosse ; c’est possible… Jack London, peut-être… Fenimore Cooper, certainement… Mais je sais en tout cas que ce sont les Inuit que je veux rencontrer ! Cela est inscrit dans ma pensée : l’intelligence qui n’est pas soutenue par une morale ne m’intéresse pas. Or, de morale, il ne reste plus grand-chose en France. Qu’est-ce que ce pays a fait pour nous : les 650 000 jeunes qui seront déportés pour travailler en Allemagne dans une infâme collaboration obligatoire pour soutenir cette horreur du nazisme ? Que disent Paul Claudel, Paul Valéry, Abel Bonnard, qui sont à l’Académie française ? Ils distribuent en 1942 des prix de vertu. Que dit le Conseil d’Etat ? Rien ! Les grands corps de l’Etat ? Rien, non-plus ! Silence total. Le désastreux Cardinal Alfred Baudrillart, recteur de l’institut catholique, bénit les drapeaux de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF).

 

Ayant ainsi renoncé à l’Ecole Normale Supérieure et déj à re çu intuitivement l’appel du Grand Nord , vous n’allez toutefois pas quitter immédiatement l’Université …
La recherche m’intéressait au sens le plus profond du terme. Pourquoi, moi, homme, suis-je sur terre ? Le paléontologue Pierre Teilhard de Chardin m’a invité à méditer sans cesse, cette interrogation majeure. Elle guide ma quête philosophique. L’homme a un destin particulier. Le hasard joue un grand rôle dans l’exploration d’une orientation créative. Nous sommes en 1944-45 et ce questionnement me conduit au Muséum National d’Histoire naturelle (Paris) ; je vois des squelettes démesurés ; notamment, celui du Diplodocus de la fin du Jurassique… Je découvre dans un microscope des coupes de pierre qui me procurent un choc ; devant ces géométries, je touche les structures de l’univers… Mon orientation sera désormais « scientifique », avec le recours systématique au laboratoire d’expérience. Je vais d’abord me tourner vers la pierre, d écisive dans la mesure où c’est à partir d’elle que l’univers s’est constitué. Je m’inscris à l’Institut de Géographie de l’Université de Paris ; il n’y a qu’une université, surpeuplée ; on verra.

 

Très impliqué dans la vie universitaire , notamment en tant que chef syndical – c’est vous par exemple qui soumettrez au psychologue de l’enfant , Henri Wallon , chargé de la énième réforme de l’enseignement supérieur , le cahier de doléances des étudiants (tout d’abord aller au delà du discours formel de morphologie de la Terre pour étudier les processus , c’est à dire mesurer ; et par ailleurs combattre une géographie raciste en étudiant aussi les peuples de littérature orale laissés au Musée de l’homme , tombeau des peuples primitifs ) – vous allez toutefois bient ôt partir pour votre première expédition en Arctique …
J’apprends en effet qu’un certain Paul-Emile Victor, conférencier et explorateur à la mode, vient de recevoir des crédits importants du gouvernement pour organiser une expédition dans le Grand Nord. L’Académie des Sciences, en la personne d’Emmanuel de Martonne, mon premier maître, me désigne pour en être le géographe physicien. Je découvre un défaut très grave dans le projet : le CNRS perçoit des fonds considérables de la part de l’État pour une expédition lointaine mais ne veut pas s’impliquer directement. Une mission polaire, pense-t-il, c’est risquer une catastrophe, comme celle du Pourquoi Pas ? (1936) et qui déséquilibrerait son budget. Aussi en remet- il l’exécution à une société privée. Cette expédition aurait dû être nationale, avec l’implication de la Marine ; cela aurait donné moins de souplesse à Paul-Emile Victor mais permis d’éviter des tensions inévitables entre les scientifiques et ladite société privée. Nous sommes en 1948 ; l’expédition part ; je suis dans un groupe qui inspecte la côte, les pierres, la géologie. Alors, sérieux conflit entre sciences dures et sciences naturelles. Inévitable : Les sciences dures, c’est la dictature ; les sciences naturelles et sociales étant minorées. Je m’entretiens avec Victor, un homme intelligent, pour lui demander de me charger d’un mission solitaire l’année suivante, sur une petite montagne isolée du Crétacée-éocène que j’ai distinguée ; elle me permettrait d’observer tout le processus morphogénique d’érosion dans des sables gréseux.

 

« Un homme seul qui parle avec les pierres » © Collection personnelle Jean Malaurie
« Un homme seul qui parle avec les pierres » © Collection personnelle Jean Malaurie

 

 

Commence alors votre premier séjour en Arctique de plusieurs mois …
Je vivrai là en effet six ou sept mois en 1949. Arrivé tout au début de la fonte, je serai seul dans une région où je me suis vraiment affirmé. Cette petite montagne a 467 mètres de hauteur ; j’ai l’ambition orgueilleuse de tenter un modèle mathématique ; ce, à partir de calculs de la turbidité des eaux, de géocryologie, de la cryopédologie, sciences que l’expédition explore et enrichit. Je dresse la carte au 1/25.000, et surtout j’apprends à vivre avec les Groenlandais ; j’étudie leur langue, et l’un d’eux va devenir un habile assistant naturaliste. Dans le même temps, j’avais décidé de comparer mes mesures avec celles des montagnes du centre du Sahara ; j’étais alors habité par mes chiffres. Je me débrouille donc pour avoir des ordres de mission du CNRS et du gouvernement d’Algérie, et je pars. Cependant que mon assistant groenlandais, modeste chasseur que j’ai formé, doit vérifier les dix stations que j’ai créées dans la montagne. Et je me fais adresser à Tamanrasset, les protocoles des mesures relevées par le Groenlandais. Fin 49, c’est la fin de ma deuxième mission avec Victor, à qui je demande alors si l’Académie des sciences a prévu l’étude des hommes, ce à quoi il répond par la négative ; la Terre Adélie, couplée avec le Groenland pour cette expédition, est inhabitée ; l’Académie veut que la recherche, au nord et au sud, soit cohérente. Faire une expédition nationale dans le Grand Nord sans psychologues, ethnologues ou biologistes ? C’est pour moi impensable ; je démissionne donc et me tourne vers le CNRS, obéissant à mon intuition. Thulé, pour moi, est un lieu immémorial, vital ; il est le lieu habité le plus au nord du monde. Fermé pour tout étranger, c’est pourtant là que je veux aller. Très rapidement, un évènement va venir confirmer la qualité de cette prescience. Au cours de ma deuxième mission dans le Sahara, alors que je suis seul a vec un g uide touareg, arrive à 2 500 mètres d’altitude, un méhariste qui me tend un télégramme. C’est un message de Copenhague : « Mission Malaurie- Thulé acceptée ». Dans la seconde, j’éprouve un choc dans ce décor quasi-wagnérien… Deux minutes plus tard, j’en ressens la réplique. Avec la dramaturgie de ce message, en ce haut lieu chez les Touareg, je pressens une catastrophe en gestation. Je décide dans la seconde de partir immédiatement pour Thulé. Je ne vais pas attendre les crédits du CNRS qui nécessitent six mois de bureaucratie. Je pars sans équipement, sans vivres, ne connaissant pas la langue locale. Rien ne m’arrêtera. Je reviens à Paris, parvenant à négocier auprès du doyen de la Sorbonne le versement par avance de six mois de salaire, mais sans crédit d’expédition. Plus tard ; au retour.

 

Et très vite , votre intuition du pire se vérifie …
Je débarque à Thulé et plante ma tente. En plus d’un missionnaire indigène, il y a trois blancs : un administrateur, un médecin et le radio. C’est déjà trop pour moi ; je décide de partir 150 kilomètres plus au Nord à Siorapaluk. Les Esquimaux, goguenards, m’observent. Une rumeur : Il est là, un homme seul qui parle avec les pierres. J’apprends qu’il existe un homme puissant du nom d’Uutaaq. Ne parlant pas la langue, je fais appel au missionnaire afin de pouvoir le rencontrer. Surpris, il me déclare qu’Uutaaq veut lui-même me parler d’urgence… – « Ce n’est pas un homme facile, ajoute-t-il ; c’est un homme dur, un vrai chaman. » Arrivés devant son iglou, Uutaaq nous fait signe de ne pas avancer davantage ; disparait dans sa hutte primitive puis ressort avec un costume de circonstance : des bottes, un pantalon d’ours. Il se place à deux mètres devant moi et s’adresse au missionnaire en me regardant de biais : « Un blanc… Qraslounaq ! ». Il est vieux, ressemble à Geronimo. – « Les Inuits disent que tu parles avec les pierres. C’est bien, c’est pour cela que je voulais te rencontrer. Ils disent que tu n’aimes pas les blancs ; moi, non-plus ; qui es-tu ? Je connais les américains, je suis allé au pôle avec eux et Peary, et je connais aussi les Danois, mais ton peuple, je ne l’ai jamais vu. Parle, j’ai très peu de temps. » Je fais mon bref discours, lui explique que pendant la guerre, j’ai eu affaire à un peuple très méchant, que je vais examiner les Ujarassuit (éboulis). Il y a la sagesse des pierres, puis celle des peuples. Et voici qu’il me chamanise en silence pendant dix minutes. Je me sens traversé ; son regard me transperce. « Tu parles avec les pierres, tu es des nôtres ; nous avons besoin d’un ami ; ce sera toi. Je ne dors plus ; un grand danger menace mon peuple ». Ces dix minutes ont changé ma vie. Ce chaman m’a transmis un peu de sa force, l’a diffusée en moi ; elle sera d’une grande aide dans ma vie très difficile avec les Inuits.

 

Dans votre Lettre à un Inuit de 2022, votre nouveau et passionnant livre , les jeunes Inuits du Groenland ne croient PAS en leur avenir occidentalisé et se suicident . Vous racontez pour la première fois que , de votre côté , les semaines qui ont suivi cette rencontre se sont avérées extrêmement difficiles…
Je connais trois mois de désespoir. C’est kafkaïen, je me désintègre. J’ai tout réussi, mais qui suis-je ? Je ne vais pas me construire en conférencier polaire. Trois mois de détresse. En fait, je me déconstruis pour me reconstruire, et un matin, je renais « geborgen » ; sale ; je pue ; mais je suis gai, les femmes m’habillent. Je suis saisi par une nouvelle intuition et décide à cet instant, d’aller seul, consulter un sage dans un autre village. Je n’ai jamais conduit de traîneau de chiens de ma vie ; je pars sans carte – c’est moi qui la dresse, – sans boussole en raison du géomagnétisme, sans fusil alors qu’il y a des ours partout, sans tente, sans vivres, à 150 kilomètres de là ; novembre : une banquise peu épaisse, traîtresse, une nuit polaire permanente, -20°C/-30°C… Ce sera une sorte de rite initiatique, tout comme pour le jeune esquimau qui doit tuer au moins un ours, au corps à corps. Ce fut l’un des itinéraires les plus étonnants de ma vie. Je franchis deux montagnes et un immense glacier. Je découvre que j’ai des gènes préhistoriques ; tout cela est pour moi d’une facilité déconcertante. Je suis dans mon élément naturel, mes sept chiens sont mes amis et je me déplace seul dans cette nuit, indifférent au péril ; les crevasses mortelles, je les évite intuitivement.
Les Inuits comprennent que je suis de leur famille. A leur demande, je deviens leur secrétaire et entreprend de faire leur généalogie. J’apprends leur langue : dix mots par jour, que je suspends à un fil relié au plafond de l’iglou. Je pars ensuite avec Kutsikitsoq, le fils d’Uutaaq, pendant tout l’hiver. J’enquête auprès de 302 hommes et femmes de cette tribu, soixante-dix familles, sur 300 kilomètres. J’interroge chaque femme, sur ses fausses-couches, ses naissances, etc. Elles ne se livrent pas aisément. Avec un généticien de l’Institut démographique national, et le futur chef démographe de l’ONU, nous établirons que ces hommes connaissent instinctivement les lois contre la consanguinité : éviter toute union avant le cinquième degré. J’ai la preuve rare dans l’histoire démographique – car c’est l’isolat primitif le p lus complet qui ait pu être étudié – que l’approche biblique d’Adam et Eve ne tient pas. Je deviens vraiment une personnalité parmi eux, au point qu’ils se portent volontaires pour m’accompagner, au printemps, dans une mission cartographique au 1/100 000 de la Terre d’Inglefield, opération très difficile en lien avec l’observation des éboulis. Ils prennent des risques terribles, dans une région où l’un de mes prédécesseurs est mort de faim.

 

2 Août 1951. Jean Malaurie se sépare de ses onze chiens de traineau © Collection personnelle Jean Malaurie
2 Août 1951. Jean Malaurie se sépare de ses onze chiens de traineau © Collection personnelle Jean Malauri

Pouvez -vous préciser les suites de l’affaire de la base nucléaire américaine installée au mépris du droit international ?
Le 16 juin 1951, après 3 000 kilomètres dans ces déserts glacés, premier homme au monde parvenu au pôle géomagnétique, je reviens à Thulé au bout d’un an, comme convenu avec les autorités danoises ; je vois du haut du glacier, de drôles d’oiseaux dans le ciel : L’US Air Force ! Le 17 juin, je me rends chez les Inuit de Thulé ; hommes et femmes sont prostrés dans leurs Iglou. Un bruit terrible… un avion atterrit a peu près toutes les dix minutes. La guerre de Corée tourne au désastre et les Etats-Unis prévoient une longue piste pour un avion transportant des bombes nucléaires. Uutaaq vient me voir et me dit : « Ma prédiction était là, nous avons besoin de toi. Va dire aux blancs qu’ils s’en aillent ; nous ne leur avons pas donné d’autorisation. Mais n’y va pas seul, tu as besoin d’être protégé ». Deux chasseurs m’accompagnent avec un fusil en bandoulière, j’ai les cheveux longs. Quelques instants plus tard, je me retrouve devant la tente du grand général ; sort un jeune officier de très mauvaise humeur. C’est lui. Je décline ma nationalité ; il s’étonne de ma présence sur ce territoire ultrasecret. Le nord du Groenland, étant sans piste, il m’accuse d’avoir été parachuté. – « Ecoutez, mon général, lui ai-je répondu, j’ai une mission à remplir au nom du grand chaman : go home ! ce n’est pas votre territoire, vous commettez une forfaiture dont je témoignerai dans le monde entier ». Il me suspecte d’être un espion au service de Moscou et j’aurais dû être arrêté. C’est le 18 juin ; mon 18 juin. Autre tournant de ma vie. Je m’isole avec mes chiens, emmène mes papiers et je me retourne sur moi-même. Que vais-je faire de ma vie ? Je viens là pour faire une thèse de Doctorat d’État, soit dix à quatorze ans de travail acharné, et voici que je suis brusquement appelé par le Destin. J’ai un devoir que je dois remplir, au risque de briser ma carrière. Je suis obligé de témoigner ; il faut être en accord avec sa morale. Je retourne en France voir mon doyen. Il me soutient tout en me disant de ne me faire aucune illusion quant à mes chances de rester au CNRS, dont je serai suspendu pendant cinq ans. Je pourrai y revenir quand la thèse sera achevée, je serais de fait, Docteur d’État avec deux thèses avec félicitations du jury en 1962. J’écris en 1954, Les derniers rois de Thulé, nouveau facteur de bouleversement dans ma vie. Il sera traduit en 24 langues.

 

Et vous créez dans le même mouvement la mythique collection Terre Humaine aux éditions Plon. Qu’est -ce qui caractérise celle-ci, devenue une référence absolue au-delà même du domaine des sciences humaines ?
Un témoignage isolé : Non ! Une pensée en mouvement. Thulé, haut lieu de légende, sera le phare de cette collection. L’arrogance de l’intellectuel à l’égard de tout ce qui ne relève pas de « l’intelligentsia » m’exaspère ; L’autorité germanopratine est désolante. Le peuple ? Les sans grades ? Où est-il le livre du peuple ? Il y a les gens d’en haut, et puis ceux d’en bas. Or ce sont eux, le coeur battant d’une nation. La république, c’est tous les citoyens. Je viens d’une société primitive qui m’a transformé. J’ai pratiqué l’anarcho- communalisme avec un peuple de méditants contemplatifs ; il m’a tellement marqué que je lui ai consacré soixante ans de ma vie. La ligne de Terre Humaine veut mettre sur le même plan des hommes reconnus, tels que Claude Lévi-Strauss, Victor Segalen, Emile Zola et des personnalités du peuple, qui n’ont jamais écrit, comme une paria des Indes ou un paysan français. Le narrateur : un caractère en crise intérieure. Cette collection de 110 livres est devenue un des grands courants de la pensée française, peutêtre même occidentale. Avec Pierre- Jakez Hélias, se dresse le peuple breton lui-même. Son Cheval d’orgueil se vendra à un million et demi d’exemplaires. Le peuple se retrouve. Avec la collection de poche, l’ensemble représente 12 millions d’exemplaires. A quoi s’ajoute la Bibliothèque Terre Humaine aux éditions du CNRS, constituée des livres que Plon ne réédite plus et pour lesquels j’écris une postface sur l’écho que l’ouvrage a suscité. Je prévois également un dictionnaire Terre Humaine, sans doute avec Michel Le Bris. Pour ce qui est du monde universitaire, Terre Humaine ne m’a pas toujours rendu service. Un scientifique qui s’occupe d’édition, cela parait suspect à la haute administration de la recherche, alors qu’il s’agit de l’expression même de l’itinéraire de mes séminaires aux Hautes Études et au CNRS. Les grands corps universitaires universités américaines. J’ai même péché en réalisant onze films ; c’est-à-dire en témoignant par l’image. Cette approche n’est pas appréciée ; selon eux, un savant ne devrait pas s’adresser au grand public. Aussi sont-ils pour beaucoup, hélas, inconnus. La politique à l’égard des derniers autochtones est souvent désastreuse. Tous les 15 jours, une langue disparaît, selon l’Unesco. Aussi, ai-je organisé avec le Centre d’Études Arctiques du CNRS/EHESS, le premier congrès des Inuit, que j’ai présidé avec le prix Nobel, René Cassin, à Rouen, en novembre 1969. Pour la première fois depuis 10 000 ans, devant leur administration et des scientifiques du monde entier, des esquimaux du Groenland, du Canada, d’Alaska et de Sibérie se rencontraient. En mai 1973, avec l’institut français du pétrole et le Centre d’Études Arctiques, à été réalisé un congrès sur le pétrole Arctique, au Havre. Le Général de Gaulle, a entrepris une collaboration avec le 1er ministre du Québec. Le gouvernement québécois fit appel à moi comme expert et une équipe de huit spécialistes que j’ai choisis, pour définir ce qui sera au nord du Québec avec 10 000 Inuits, le territoire autonome de Nunavik. Tous les travaux de ces congrès, nous les avons publiés.

 

Comment expliquez -vous la très forte résonnance de leur culture dans tout votre être ?
J’ai compris leurs harmonies invisibles, commencé à saisir ce qu’est l’animisme. Je saisis que cette quête de vérité qui était la mienne, de nature religieuse, trouve son sens dans la pierre. La nature est une puissance, il y a des énergies, des forces, une microphysique ondulatoire que les hypersensorialisés du paléolithique perçoivent. D’où viennent-elles ? Les Inuits lèvent la tête et se tournent vers la lune et le soleil ; ils ont le sens de ce que Gaston Bachelard appelle la « cosmo-dramaturgie ». Il y a les marées ; les menstruations des femmes cessent pendant la nuit polaire… L’homme est lié aux saisons, tout comme les animaux. Par ailleurs, ils sont dotés d’une mémoire du temps des pierres qui tombent dans la mer noire, la « cinquième force », comme s’ils en avaient été des témoins. Selon leur mythologie, l’homme a d’abord été quadrupède, puis hybride, né de la pierre et non de la mer. Autant de mythes que j’écoutais le soir avec les enfants. Petit à petit, les hommes commencèrent à me parler. Ces peuples archaïsant à niveau technique m’ont permis, dans une perception confucéenne, d’être davantage spinozien, c’est-à-dire de me retrouver dans une « nature naturante ». Il ne s’agit pas ici d’un Dieu créateur, mais d’un Tout, qui est la Nature, et ce Tout dont je suis un atome, nous construit. Le chamanisme s’interroge sur l’ordre du monde, de la Nature intangible, qui est le grand juge implacable. Je suis un scientifique peu à peu transformé par une société polaire suivant les préceptes de Confucius et du Shintoïsme. Mes restes reposeront parmi mes compagnons, dans ce petit village, Siorapaluk, le plus au nord du monde : six iglous et j’irai y rejoindre un disciple japonais, l’ingénieur Oshima Ikao venu prendre femme Inuit après avoir lu mon livre Les derniers Rois de Thulé en Japonais et témoigner de cette double perception Shintoïste et Inuit des grands sages. Il a quatre enfants, tous chasseurs.

 

Pourriez -vous nous parler également des liens privilégiés que vous avez tissés avec la Russie , où vous fondez actuellement une école d’enseignement supérieur ?
C’est une longue histoire qui a commencé sous l’ère soviétique, en 1959. Suite à ma nomination en 1957 par le célèbre historien Fernand Braudel à la tête de la toute nouvelle chaire polaire de la Sorbonne (EHESS), la première de l’histoire universitaire, je fus appelé à Leningrad pour signer un accord entre la France et l’URSS. Un centre arctique franco-soviétique fut créé, dont je serai co-directeur avec un savant soviétique. Mais les Affaires étrangères ont refusé cette coopération trop proche, et ressentie comme un soutien au Parti communiste. Or, je n’appartiens à aucun parti. Grâce à la présidence du CNRS et des Hautes-études, j’ai réussi à maintenir l’accord, mais à un état formel, c’est à dire se réduisant à des conférences bilatérales. Trente années ont été perdues pour assurer des expéditions sibériennes. J’ai été nonobstant avec le Centre d’Études Arctiques (CNRS , EHESS), le seul occidental à entretenir ce contact. Lorsqu’en 1988, la Sibérie s’ouvre à la recherche internationale et l’exploitation pétrolière, l’Académie des sciences de Russie, par la voix du conseiller du Président Gorbatchev, l’académicien Dmitri Likhatchov, que je porte dans mon coeur, me fait savoir que je suis enfin autorisé, après trente ans de refus, à me rendre en Tchoukotka, berceau de la civilisation Inuit. J’obtiens que les futurs résultats soient publiés en langue française. Cette mission, exemple unique d’expédition scientifique russe en Union soviétique dirigée par un étranger, durera entre deux ou trois mois ; elle me permettra d’aller à la rencontre si ardemment désirée de l’extraordinaire Allée des baleines. Ce mystérieux monument, orienté selon les astres, et les nombres trois, cinq, huit, est constitué de mâchoires et de crânes de baleines mysticètes disposées le long du littoral, en fonction d’un ordre chamanique, inspiré par le Yi King. C’est retrouver, et je suis le premier à l’établir, l’influence pré-taoïste, sur la pensée proto-esquimaude en migration vers le nord. On retrouve cette perception cosmique au Japon dans la culture Jōmon et Dogū, il y a 8.000 ans avant notre ère, magnifiquement exprimée au musée japonais Miho, avec lequel j’ai des relations très amicales. À mon retour à Leningrad en octobre 1990, il m’est demandé de faire un discours devant l’école du Parti. C’est ainsi que dans un des temples du communisme, devant trois-cents fonctionnaires, j’affirme qu’en dépit de tout mon respect pour la souveraineté soviétique, je ne puis adhérer au matérialisme dialectique léniniste dans sa dimension athéiste et que les autorités, par doctrine, n’ont peut-être pas su voir où se situait le problème majeur : à savoir que les peuples autochtones sont structurés par une intense pensée animiste avec des pouvoirs magiques, notamment avec la géométrie des pierres et une vision cosmodramaturgique. Ce discours figure dans Hummocks II. Quelques années plus tard, début 1991, j’obtiens l’accord pour la création d’une école des cadres, qui ne devra pas relever de l’Université car il ne s’agit pas de formater les peuples. Nous préférons le terme d’Académie, qui est accepté. Peu à peu, les candidats, pauvres le plus souvent, affluent depuis toute la Sibérie. Ils prennent pension pour deux ans : Licence, Master, Thèse… Nous disposons aujourd’hui pour 1 600 élèves de 25 000 mètres carrés. La langue française y est la première langue étrangère obligatoire. Il y a en tout 500 000 sibériens, vingt-six ethnies et les Yakouts, en outre les Russiens. J’en suis le Président d’honneur à vie et fondateur. L’objectif est aussi de ressusciter les langues. L’essentiel est d’inventer ensemble un enseignement, afin qu’ils puissent y adhérer. Nous en sommes à ce stade. Nous créons par ailleurs un enseignement numérique, sur des thèmes précis, comme l’écologie responsable. L’Arctique est partout en péril : pétrole, pollution… Il faut inventer un espace écologique de dimension humaine. L’Académie Polaire d’État est unique dans l’Arctique. Un Institut Jean Malaurie va être créé à Saint-Pétersbourg ; y participe mon ami, le célèbre préhistorien de Tautavel, Henry de Lumley. J’admire le peuple russe qui m’a donné des moyens considérables. Chers étudiants, lisezmoi attentivement : Il y a des fonctions de premier ordre à assumer, pour des hommes d’imagination, des ingénieurs généreux… L’avenir est au Nord ! En route mes amis !

 

Pour clore cet entretien, quelles sont les grandes questions qui occupent aujourd’hui votre esprit ?
Je numérote mes recommandations. Pas un jour ne doit être perdu, la vie est très courte. Elles sont personnelles et naturellement ouvertes à la critique : 1ère maitrise d’une discipline ; 2ème culture générale (littéraire, scientifique et religieuse) ; 3ème apprendre à écouter l’autre ; 4ème un effort d’interdisciplinarité constante. Il n’y a d’invention que dans une connaissance globale. Des séminaires réguliers sur thème défini et ouverts à toutes les disciplines doivent être l’objet de votre volonté. Une enquête sur un peuple appelle une véritable empathie. Il faut aimer l’autre pour commencer à le comprendre. Ce qui veut dire, vivre une immersion. Je songe ici à Simone Weil, cette grande philosophe, qui pendant une année s’est faite ouvrière chez Alstom et Renault en 1934-35. Elle est morte jeune avec la France libre en 1943. Je crois que le dernier grand rendez-vous de l’occidental est d’ordre spirituel. L’Europe est très fragile. La crise de l’enseignement supérieur est très profonde, elle n’est pas seulement d’ordre pédagogique, mais moral. À vous de prendre le relais.

 

Bibliographie sélective
Les derniers rois de Thulé, Jean Malaurie, éditions Plon, coll.
Terre Humaine, 1955
Hummocks I et II, Jean Malaurie, éditions Plon, coll. Terre Humaine, 1999
L’Allée des baleines, Fayard, coll.
Mille et une nuits, 2003, réédition augmentée, 2008
Des récits et des hommes : Terre humaine : un autre regard sur les sciences de l’homme, Pierre Auregan, éditions Nathan Université / Plon, 2001
Terre Humaine : cinquante ans d’une collection : Entretien avec
Jean Malaurie, Bibliothèque Nationale France, 2005
Et bien sûr les 110 livres que compte la collection Terre Humaine !

 

Propos recueillis par Hugues Simard

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