Le génie de Gilbert Simondon – Rencontre avec Jean-Hugues Barthélémy

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La pensée géniale de Gilbert Simondon émerge peu à peu de la relative obscurité où elle était encore plongée à la mort du philosophe à la fin des années 80. Jean-Hugues Barthélémy, l’un de ses meilleurs spécialistes, livre ici quelques éléments qui permettent de mieux comprendre en quoi sa pensée fut particulièrement décisive, notamment pour appréhender l’âge de la technique et de l’information.

 

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Qu’est-ce qui vous a personnellement mené à vous intéresser au travail de Gilbert Simondon (1924-1989), dont l’importance pour les enjeux de notre époque – âge de l’information, statut de l’animal, nécessité écologique, crise du sens – n’a été découverte que récemment ?

En fait, ma rencontre avec la pensée de Simondon fut très étrange. D’abord, il y eut une rencontre manquée : mon propre père avait lu avec passion Du mode d’existence des objets techniques fin 1966 – début 1967, au moment même où j’étais dans le ventre ma mère, mais durant toute ma jeunesse il ne me parla jamais de cette lecture, même lorsque j’en vins aux études de philosophie ! Le livre resta rangé dans sa bibliothèque… C’est seulement en 1989, alors que se développaient en moi quelques premières intuitions – guère plus, car je n’avais que 22 ans – pour ce que je nomme aujourd’hui le système ouvert de la Relativité philosophique, que je tombai par hasard en librairie sur L’individuation psychique et collective (réédité ensuite en 2007), qui venait de paraître – et Simondon, de mourir… Quand j’ouvris le livre dans cette librairie, ce fut un choc : l’ontologie de l’information comprise comme individuation, que j’envisageais comme l’une des dimensions de la Relativité philosophique, avait pour ainsi dire déjà été écrite ! Je me souviens m’être dit, dans cette librairie, que ce penseur – dont personne ne m’avait parlé durant mes études – serait « connu d’ici 15 ans ». Mais j’ignorais que ce serait mon propre travail (la thèse, soutenue en 2003 et parue en deux tomes en 2005, puis les séminaires à la MSH Paris-Nord et à l’ENS Ulm à partir de 2007) qui aiderait à cette redécouverte, que je croyais d’ailleurs, à l’époque, être une découverte ! C’est seulement à la suite de cette première lecture, faite en 1989, que je lus d’une part le « classique oublié » qu’était à l’époque Du mode d’existence des objets techniques, paru dès 1958, d’autre part le difficile – et parfois génial – L’individu et sa genèse physico-biologique (1964 ; réédition 1995), qui fournissait en fait une grosse première moitié de L’individuation à la Lumière des notions de forme et d’information (2005), dont L’individuation psychique et collective fournit la petite seconde moitié. L’édition chaotique de l’œuvre ne pouvait que retarder sa connaissance et sa compréhension ! Je décidai alors de consacrer non seulement mes mémoires d’études mais aussi ma future thèse à Simondon, conscient que j’étais que c’était la meilleure chose à faire pour laisser mûrir mon propre projet de la Relativité philosophique. Mais je ne pouvais m’empêcher de placer déjà celle-ci en tant qu’horizon de ces études de plus approfondies de l’œuvre de Simondon, que je faisais dialoguer à chaque fois avec les autres penseurs du 20e siècle qui, plus ou moins explicitement, posent LA question pour moi fondamentale : la question, que je qualifie d’ « archi-réflexive », de la nature de la relation entre le sujet philosophant lui-même et les prétendus « objets » qu’il pense. C’est dans le cadre de ce questionnement fondamental que j’entends revisiter le problème, à mes yeux principiel, du sens et de sa crise, mais aussi ceux de l’information et de l’écologie, par-delà Simondon mais grâce à lui. Du moins est-ce le projet qui définit le duo formé par mes deux prochains livres : La société de l’invention et la Philosophie du paradoxe. Le Simondon que je viens de publier aux Belles Lettres est ainsi mon bilan de 20 années mises au service de l’explication et de la promotion de son oeuvre, et il est aussi mon adieu aux études simondoniennes proprement dites.

 

La figure de Gilbert Simondon est tout à fait fascinante. Si l’on considère par exemple l’étendue de ses domaines de compétences, on trouve aussi bien les sciences de la nature que les techniques, la psychologie – discipline encore relativement récente à son époque -, la  littérature… En 1957 il crée un laboratoire de technologie dans les sous-sols de son lycée, et y fabrique avec ses élèves un récepteur de télévision… Pourquoi a-t-il choisi la philosophie, et en quoi cette culture encyclopédique qui était la sienne a-t-elle influé sur la formation et l’évolution de sa pensée, plus particulièrement quant à la réflexion – développée dans Du mode d’existence des objets techniques, sa thèse complémentaire d’État – sur les liens qu’entretiennent culture et technologie ?

Pour Simondon il n’y a pas véritablement de choix à faire entre la philosophie, les sciences – « dures » ou « molles » – et les techniques : son choix de la philosophie est le choix d’un jeune intellectuel qui, dans les années 1942-1944, prépare l’ENS, et qui hérite d’une tradition française dans laquelle le dialogue entre philosophie et science d’une part (notamment chez Bergson), l’étude des bouleversements scientifiques du début du 20e siècle d’autre part (notamment chez Bachelard), deviennent incontournables durant ces années mêmes où il fait ses études. Quant à l’étude des techniques, elle est certainement ce qui le singularise parmi les philosophes : c’est ici que l’on doit parler d’un génie personnel, au sens d’une voie nouvelle de créativité philosophique et de compréhension des problèmes. Mais là encore, la cybernétique de Wiener (1948) fournit un contexte sans lequel Simondon n’aurait pas pu devenir ce qu’il deviendra dès 1958 à travers ses thèses principale et complémentaire d’État, tant son dialogue avec Wiener y est constant et central. C’est justement cette culture encyclopédique, dont vous parlez, que tous deux partagent. La cybernétique se veut une inter-science, et c’est l’un des points qui la rendent essentielle pour Simondon. Or, une telle inter-science, à l’époque contemporaine, ne peut par ailleurs qu’être une technologie générale, car d’une part la physique contemporaine, d’autre part la théorie de l’information, fournissent des schèmes de pensée qui introduisent la technique au cœur même de la connaissance du monde. Wiener privilégie la théorie de l’information, tandis que Simondon, en systémiste qu’il est, privilégie la physique contemporaine dans sa nouveauté par rapport à la physique classique, et tente de dessiner un concept systémiste et non plus cybernétique de l’information elle-même. Le problème de l’information peut ainsi devenir chez lui, de façon encore plus évidente que chez Wiener, le vecteur d’une introduction de la technique dans la culture elle-même par le biais d’une « culture technique » dont Simondon est le premier grand promoteur.

 

Sur le processus d’individuation, autrement dit la genèse de toute chose, qui a fait l’objet de sa thèse principale d’État – intitulée L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information -, Simondon prolonge à certains égards les pensées de Gaston Bachelard et de Henri Bergson. Vous est-il possible de résumer ce qu’il leur reprend ? Que recouvre par ailleurs le concept d' »hylémorphisme » ? Et comment Simondon combat-il ce qu’il entend par là ? A quelles conclusions parvient-il ?
Il y a là beaucoup de choses différentes ! Procédons par ordre. De Bachelard, Simondon reprend et prolonge l’idée qu’ « au commencement est la relation », comme disait Bachelard. Simondon construit ici ce qu’il nomme un « réalisme des relations », qui est une position anti-substantialiste au sens où les « choses » n’existent pas avant de se mettre en relation : elles sont faites de relations. Bachelard l’avait pensé avant Simondon, à la lumière de la microphysique notamment. Mais Simondon approfondit cette position en lui permettant de ne pas devenir pour autant une doctrine qui dé-réaliserait la chose sous prétexte qu’elle ne serait pas substantielle : comme j’aime à dire, « désubstantialiser » ne doit pas être « déréaliser ». Pour cela, Simondon montre que la démultiplication des relations, lorsqu’on passe de l’inerte au vivant, n’est pas ce qui nuit à l’individualité de l’être mais ce qui la renforce. En effet, l’individu – Simondon entend par là toute chose ou tout être en tant qu’unité – n’est pas en relation, mais il est la relation. Relation entre quoi et quoi, dès lors ? Entre des ordres de grandeur. Bachelard avait pressenti cela, sans le penser aussi centralement que Simondon, penseur des « échelles » de la réalité.De Bergson, il reprend notamment la thématique de l’ « intuition » propre à la philosophie, mais en la modifiant : chez lui l’intuition devient explicitement, et paradoxalement – mais les para-doxes, depuis qu’existe la philosophie, ne sont pas des contradictions, sauf précisément pour la doxa (l’« opinion » critiquée par Platon) qui ne les comprend pas -, une intuition réflexive : la connaissance du processus d’individuation (genèse) étant elle-même « individuation de la connaissance », l’intuition philosophique dont parlait Bergson est revisitée en direction d’une connaissance de soi-même comme résultant d’opérations génétiques analogues à celles qui fondent tout être, cette analogie opératoire étant, dit Simondon, le sol pour les analogies opératoires entre les êtres physiques, vitaux, psycho-sociaux. Ainsi  se construit une ontologie générale qui est profondément génétique – au sens de la genèse, bien sûr – et anti-substantialiste, et qui par ailleurs évite l’idée d’ « élan vital » dans laquelle se résumait le vitalisme explicite de Bergson (pour qui la vie ne pouvait dériver d’autre chose). Il faut aussi préciser que le caractère analogique de cette pensée ne se confond pas – Simondon y insiste – avec le caractère métaphorique de la pensée de Bergson – comme de celle de Deleuze, les deleuziens confondant en général métaphore et analogie… Dans mon Simondon paru en juin, j’ai évoqué d’autres points de filiation comme de rupture entre Bergson et Simondon. L’hylémorphisme, lui, est la doctrine qui explique la genèse de l’individu – physique, vital, psycho-social – par la réunion d’une matière et d’une forme. Ce schème intellectuel vient d’Aristote, et on le retrouve jusque dans la théorie de la connaissance de Kant, qui au 18ème siècle encore parlait des « matière » et « forme » de la connaissance. C’est précisément la capacité du schème hylémorphique à devenir universel et à expliquer toute chose qui va motiver Simondon pour en faire un adversaire principiel : même si l’hylémorphisme a le souci de rendre compte d’une certaine genèse des êtres, contrairement à l’atomisme qui pose l’individu comme inengendré, l’hylémorphisme reste pris dans un présupposé du « principe d’individuation » : tantôt la matière, tantôt la forme, est dit « principe » et recèle ainsi déjà l’individualité dont il s’agissait pourtant de rendre compte via une véritable genèse. Simondon montre alors que le paradigme du schème hylémorphique, qui est le moulage d’une brique par introduction d’une matière – l’argile – dans une forme – le moule -, a été mal analysé par l’hylémorphisme, trop simpliste dans sa lecture de l’opération de moulage. En réalité, la matière est déjà préparée et pré-formée, et la forme du moule est déjà matière définie. Surtout, les conditions qui rendent possible la prise de forme sont des conditions de métastabilité que ne connaissaient pas les Anciens, et qui nous sont devenues intelligibles grâce à la thermodynamique. Simondon en conclut que toute individuation comme véritable genèse de l’individu procède d’un « état préindividuel de l’être » qui est un « potentiel réel », dont la métastabilité – propre aux états dits « loin de l’équilibre » – nous donne un premier aperçu.  Mais de cette réalité « préindividuelle », c’est la célèbre dualité quantique onde-corspuscule, réalité ultime composant toute chose, qui nous livre l’indice le plus troublant : l’état fondamental et préindividuel de la réalité est un état qui se définit par le « plus qu’un », parce qu’il est sursaturé, et l’individuation est son déphasage en individu et « milieu associé ».

 

On sait que Gilles Deleuze prit connaissance du travail de Gilbert Simondon avec un grand enthousiasme. Quels sont les aspects qu’il en reprendra, notamment dans Différence et répétition et Logique du sens ?
Je serai bref sur ce point, car Anne Sauvagnargues, dans son livre Deleuze, l’empirisme transcendantal  (Paris, P.U.F., 2009) a consacré trois chapitres entiers à la filiation entre Simondon et Deleuze. Je me contenterai donc de dire ce qu’elle ne dit pas, et qui est pourtant fondamental si l’on veut comprendre Simondon par-delà ce qu’en comprend Deleuze. Ce dernier avait annoncé, dans sa recension de L’individu et sa genèse physico-biologique, que la pensée de Simondon l’influencerait. Mais Deleuze plaque sur un propos simondonien d’inspiration thermodynamique une compréhension mathématique . En effet, chez Simondon la « singularité » est ce qui, tel le germe cristallin, provoque l’individuation par son introduction dans un « champ » préindividuel. Deleuze traduit et détourne ce propos dès sa recension, puis dans Logique du sens il attribuera à Simondon l’origine de ce qu’il pense pour sa part comme un champcontenant DES singularités, qu’il qualifie – ce qui n’aurait pas de sens pour Simondon – de « préindividuelles ». Deleuze entend par ailleurs repenser le « transcendantal » tout en repensant l’ « ontologique », et attribue aussi à Simondon cette pensée nouvelle de ce qu’il nomme, après Sartre et Merleau-Ponty, un « champ transcendantal sans sujet ». Là aussi il y a malentendu, car Simondon n’est pas un penseur du transcendantal, même repensé. J’ai précisé ce point dans mon livre. Deleuze doit énormément à Simondon – Sauvagnargues l’a enfin montré -, mais sans l’avoir compris…

 

Bernard Stiegler, un des principaux penseurs contemporains des technologies, tient Gilbert Simondon pour l’un des philosophes les plus importants de ces dernières décennies. A sa suite, il renvoie dos-à-dos technophobie et « technicisme  intempérant » – il reste toutefois technophile comme l’était Simondon  -, mais refuse de reprendre à Simondon le mot d’ordre d’un « nouvel humanisme » à l’âge de l’information. De votre côté vous développez le concept d' »humanisme difficile », par opposition aux arguments du « facile humanisme » des technophobes. Quelles relations sont  possibles entre l’homme et la machine ? Culture et technique sont-elles conciliables ?
Ce qui compte, ici, c’est le fait que nous soyons à l’âge de l’information. Lorsqu’on prête à Simondon l’idée que la technique possèderait une « normativité intrinsèque » – un pouvoir de proposer des normes – non seulement pour le progrès technique mais aussi progrès social lui-même, on oublie souvent que sur ce second point la normativité technique ne se révèle, aux yeux de Simondon, qu’à l’âge contemporain de ce qu’il nomme les « ensembles informationnels ». Seuls ces derniers peuvent nous faire comprendre en quoi la culture possède pour dimension essentielle la technique. Certes, dans la théorie des « phases de la culture » qu’il élabore dans la troisième partie de Du mode d’existence des objets techniques, la technique apparaît comme une « phase » – une dimension – précoce de la culture, puisque cette phase est issue du tout premier déphasage de notre être-au-monde : le déphasage de l’ « unité magique primitive » en « technique » et « religion ». Mais cette théorie des phases de la culture, précise Simondon, ne pense pas les phases comme des moments temporels, et il faut donc distinguer cette genèse des phases d’une histoire. C’est là un point difficile sur lequel je me suis davantage appesanti dans mon dernier ouvrage que dans les précédents. Du point de vue historique, et non pas génétique, la technique ne deviendra régulatrice pour la culture qu’à l’âge contemporain des ensembles informationnels. Et c’est ici que Stiegler reproche à Simondon de ne pas penser l’objet technique comme un pharmakon : un remède qui peut aussi être un poison. Certes, Stiegler n’est ni technophobe ni techniciste, et s’inscrit bien dans l’héritage simplement technophile de Simondon sur ce point comme sur d’autres. Mais il considère Simondon comme naïf relativement aux conséquences de l’avènement des ensembles informationnels. Le débat entre la position de Stiegler et la position que je nomme « humanisme difficile » ou « décentré » – cette notion de décentrement étant essentielle à plus d’un titre depuis mon Penser la connaissance et la technique après Simondon, paru en 2005 – est en partie lié aux conséquences que l’on doit ou non tirer de cette « naïveté » chez Simondon, même si ce débat entre moi et Stiegler possède d’autres aspects, philosophiquement plus fondamentaux encore. J’y ai  jusqu’à présent consacré deux articles, et développerai vraiment l’aspect politique de ce débat dans La société de l’invention.

 

Simondon, de Jean-Hugues Barthélémy, éditions Les Belles-Lettres, collection Figures du savoir, 2014
Du mode d’existence des objets techniques, de Gilbert Simondon, éditions Aubier, collection Philosophie, réed. 2012

 

Propos recueillis par Hugues Simard

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