Le meilleur leader est-il celui qui est programmé pour diriger ? 

“We need a leader we can look in the eye. not a bunch of ones and zeros” autrement dit, « nous avons besoin d’un leader que l’on peut regarder dans le fond des yeux. Pas d’une machine froide et calculatrice » (nda). Mme Tang Yu a été nommée PDG du leader chinois des jeux vidéo NetDragon Websoft. Cette nomination est inédite : les collaborateurs de l’entreprise sont désormais dirigés par… une « femme-robot » pilotée par une intelligence artificielle. Le meilleur leader est-il celui qui est programmé pour diriger ? Guillaume Detchenique, enseignant-chercheur en management et stratégie à l’ESSCA, livre son point de vue.

N’est pas leader qui veut

Programmer, c’est « planifier, organiser une suite d’opérations ». Toute organisation peut disposer d’un répertoire d’opérations établies pour répondre à des situations connues. Toutefois, cela semble insuffisant pour l’exercice délicat de la direction. Les dirigeants doivent aussi savoir mobiliser une intelligence de l’action face à des situations changeantes et complexes. De plus, si les organisations ont des dirigeants, elles ont surtout besoin de leaders, c’est-à-dire de personnes capables d’entraîner leurs collaborateurs, de les écouter, de leur donner une direction, de faire du lien, de leur faire confiance et de susciter en retour leur confiance et leur adhésion.

Préparer le leader à diriger…

L’enjeu est peut-être donc le suivant : « préparer pour diriger » et non « programmer pour diriger ». Il est en effet tentant pour des dirigeants, en particulier ceux qui peinent à convaincre, de pouvoir « être programmés » selon des règles édictées, par exemple par d’auto-proclamés « gourous » du management. Ce serait confondre le poste de dirigeant et le statut de leader. Ce serait oublier le caractère singulier et contextuel du leadership : on ne peut pas être leader partout et à tout moment. Si certains sauront créer l’enthousiasme et donner du sens au travail dans un contexte donné, les mêmes échoueront dans des circonstances différentes et d’autres encore n’y parviendront jamais. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de qualités mais peut-être pas encore celles qui poussent les équipes. Le leadership est une pratique humaine et continue qu’il est illusoire de vouloir exercer selon des règles universelles. Si cette pratique s’acquiert surtout via l’expérience, il est néanmoins possible d’y être préparé.

… en éveillant la réflexion

Les enseignants en management ont donc un rôle à jouer afin de « préparer pour diriger » avec une pédagogie adaptée. Si l’un de leurs objectifs est de transmettre des connaissances, il faut convaincre les étudiants que ces dernières ne pourront pas être mobilisées telles quelles dans leur future carrière. Elles peuvent constituer une « première marche » vers la découverte des organisations en général et de l’art de la direction en particulier, mais l’enjeu est ailleurs. Les étudiants doivent apprendre à se poser les bonnes questions et non attendre des réponses de l’enseignant. Pour cela, leur prise de parole doit être encouragée. Enfin, si l’objectif est d’aider chacun à imaginer le dirigeant qu’il pourrait être, « préparer pour diriger », c’est aussi faire accepter que tous ne seront pas des leaders.

On dirige avec affect

Ce point de vue n’est pas contradictoire avec une utilisation raisonnée de l’intelligence artificielle (IA). Son usage peut permettre, entre autres, de faire le tri dans un flot continu de données et de les analyser. Cependant, il y a une différence notable entre un dirigeant IA-compatible et un dirigeant IA-dépendant. Céder au chant des sirènes vantant l’objectivité et la supériorité de et par la technologie et oublier la nécessaire dimension affective de l’art de diriger ne pourront que faire tomber de Charybde en Scylla.

L’auteur est Guillaume Detchenique, Professeur Associé, ESSCA

>>>

en savoir plus sur « Ethique des dirigeants d’entreprise : montrer l’exemple. Oui, mais lequel ? »