Apparu comme un météore au ciel d’un Rock français qu’il venait revitaliser de sa flamme poétique, Feu! Chatterton conquit en 2015 avec Ici le jour (a tout enseveli) aussi bien la critique qu’un public électrisé et nombreux. De retour il y a quelques mois avec L‘Oiseleur, Aragon et Eluard en figures de proue tutélaires, le tranchant du verbe, la ciselure toujours remarquable de textes portés une indéniable inventivité musicale, viennent y réverbérer des préoccupations plus douloureuses, chroniquer la rupture amoureuse avec finesse et hypersensibilité. Passés comme tous les membres du groupe par le giron des Grandes Ecoles, le chanteur Arthur Teboul nous livre ici quelques clefs de son singulier univers, empreint de « petite magie » …
Quelle évolution remarquez-vous depuis le premier album, quel fut le chemin parcouru ? Quelles sont ces nouvelles couleurs qui bariolent les plumes de L’Oiseau ?
Autant que je puisse en prendre conscience rétrospectivement, le premier album, Ici le jour (a tout enseveli), s’inscrivait déjà dans une filiation naturellement poétique, mais dans une veine beaucoup plus directe, véhémente, alors que le deuxième privilégie un angle introspectif, directement déterminé par son propos : la rupture amoureuse, sa brûlure, ses échos douloureux. L’écriture finale en fut collective après toutefois trois semaines d’isolement en ce qui me concerne, entouré de livres, un peu à la manière d’un vaisseau solitaire qui fend les flots le premier et ne quitte pas le cap des yeux, tout en restant au service de l’ensemble de l’équipage. La dimension collective qui advient ensuite est de toute manière sine qua non, elle est la condition même de cette vibration propre à la création, que nous recherchons sans trêve… Mais il est vrai, pour autant, que celle-ci nous poursuit de toute manière et ne cesse de nous rattraper… Chaque microseconde doit être portée par tous. Et cette vibration est particulièrement intense sur scène, lorsqu’elle résonne avec le public!
Comment avez-vous vécu et digéré le succès notable du premier album, en particulier ce rôle de figure charismatique que vous endossez indéniablement – même si peut-être malgré vous ?
Il existe en chacun de nous une inextinguible soif d’admiration. C’est souvent une forme de quiproquo avec le public, mais ce malentendu est partagé, consenti, et à ce propos, nous tentons de ne faire preuve d’aucune hypocrisie, autant avec les autres qu’avec nous-mêmes.
Comment composez-vous, avez-vous besoin de parvenir à un état particulier ?
Inventer une chanson, débusquer la phrase qui bien souvent la contient toute entière, comme en germe, bientôt déroulée à sa suite, c’est une opération qui se révèle quasi-chamanique. C’est un véhicule à mener, qui impose une nécessité de justesse, d’intensité, d’honnêteté. Une fois passée la première phase de jaillissement et de décantation du texte, vient ensuite celle de la construction, beaucoup plus consciente et délibérée. Il y a un équilibre à trouver entre maîtrise et abandon. C’est une forme d’état de grâce, très rare, ou s’abolissent les contraires… D’une certaine manière, cette justesse, est plus facile à retrouver en concert qu’en studio, où il s’agit de figer une forme, définitivement…
Pour approfondir encore un peu ce « mystère de la Muse », sauriez-vous en dire davantage sur ses mécanismes secrets ?
Pour citer Christian Bobin – poète que je révère -, « Rimbaud n’est poète que secondairement ». Ses poèmes sont comme les cendres qui retombent en papillon du volcan. On ne se met pas volontairement dans cet état poétique, on le vit. L’inspiration ne se décrète pas, elle possède un rythme qui lui est propre. C’est bien plutôt une manière d’être au monde que le seul fait de ciseler le verbe ; c’est se rendre accessible à l’affleurement d’une certaine profondeur, c’est mettre tout son être au service d’une discipline que dicte le poème… un exercice qui engage toutes les forces de « l’attention », celle-ci ne s’envisageant simultanément jamais loin du souci de « la tension » … C’est encore un chemin où sagesse et folie opèrent leur jonction, où celles-ci se débattent. C’est aussi un regard d’homme à homme ; ce n’est pas vouloir se protéger, pas plus qu’aspirer à la disparition.
Toujours à propos de l’inspiration mais cette ici plutôt du point de vue de tes influences ; quelles sont-elles, qui sont les grandes voix à t’avoir profondément marqué ?
Paul Eluard et Louis Aragon, grands lyriques tous deux présents dans L’Oiseau, comptent immensément pour moi. C’est très beau de s’appesantir sur les mots d’un autre. J’ai aussi découvert Guillaume Apollinaire – à qui il est également rendu hommage dans l’album – le lisant à Naples, dans la joie et le saisissement. Ses vers libres sont des colliers de pierres précieuses mais qui, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la poésie française, auraient été ramassés aux bords d’un terrain vague… Il ouvre cette voie vers la merveille née dans la fange. René Char figure aussi au premier rang de mes admirations. J’aime beaucoup par ailleurs des chansonniers de génie tels que Gainsbourg ou Ferré. Je dois dire que le Rap est une forme qui me touche, de par la puissante énergie qu’elle véhicule et aussi en tant que lieu avéré de vitalité de la langue française (ndlr : quant à cette influence, écouter L’Ivresse sur le dernier album). La poésie est partout, elle porte la marque de la joie, celle de découvrir un témoignage qui résonne en nous, d’où nait alors un sentiment de profonde reconnaissance, parce qu’elle redonne confiance en l’humanité, en son aptitude à la beauté. C’est une transaction secrète, quelque chose qui ne s’achète pas. Cela ne peut bien être presque rien, une encoche sur un caillou. C’est comme une « petite magie » à cueillir.
Qu’est-ce qu’une bonne chanson ? Privilégiez-vous une méthode particulière ?
La chanson n’est pas l’art de mettre un poème en musique. Aussi bien, j’écris des poèmes mais sans intention de les accompagner instrumentalement. Une bonne chanson se reconnait à sa capacité à ne pas « tenir » sur le papier. Je veux dire qu’une chanson est faite pour être entendue et non lue. Contrairement au poème, à la littérature, qui sont quelque part des arts graphiques. Ainsi, le texte d’une chanson, une fois couché sur la feuille doit vous décevoir. Cela prouve qu’il est autre chose, la partie d’un tout, qu’il trouve son épanouissement, sa forme entière une fois pris dans le son. Même si, comme le poème, la chanson tend à une coïncidence parfaite entre le sens et le son, ainsi que celle-ci se retrouve par exemple, vertigineuse, chez Baudelaire ou encore dans les vers de ce vrai joyau de l’humanité qu’est Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, celle-ci relève néanmoins d’une autre voie où le texte, au-delà de sa musicalité propre, au service d’un ensemble qui le dépasse, doit s’incorporer à la musique que rendent les instruments.
Vous évoquiez plus haut la reconduction de cet état poétique sur scène, or, en quoi celui-ci peut-il réellement y être opératif, fidèle à la grâce originelle ?
Au rang des paradoxes qui caractérisent la création, depuis l’enregistrement jusqu’à la communion avec le public, se produit, en cascade, précisément à ce point d’équilibre, de suspension, de résolution des contraires, un autre phénomène qui consiste à disparaitre dans la dimension collective, à se fondre, se diffracter en quelque sorte dans les gens, dans ces centaines de paires d’yeux, tout en se sentant cependant intensément présent à soi-même. Le groupe forme alors une sorte de « super-organisme », une communauté au sens le plus fort du terme, que le public vient naturellement et presqu’alchimiquement élargir. A ce stade, l’ego est dépassé, il n’est plus en jeu – même s’il serait vain de croire qu’a alors disparu toute vanité d’artiste mais il semble que cette matière noire se soit alors sublimée en carburant. Le phénomène s’associe dans mon esprit à cette possibilité d’annuler les actions mauvaises, postulée par certaines religions du Livre. Mais en réalité tout reste à l’état de question, sans nécessairement aboutir à des réponses fermes et définitives.
N’existe-t-il pas, à vouloir tutoyer la beauté de trop près, un risque de scission avec le réel, l’ouverture d’une brèche vers les gouffres ?
Je me ressens comme un misanthrope qui veut continuer à croire. Aujourd’hui, on constate une recherche frénétique de la singularité, dont le communautarisme n’est finalement que le stade élargi. Comme le pensait Jorge Semprun, écrivain, résistant et déporté, nos tentatives de réduire le terroriste à un cas psychiatrique ne font que trahir la volonté d’occulter cette part obscure, que nous partageons pourtant tous. Ici encore, il s’agit de circonscrire, de transformer.
D’une manière plus générale, l’actualité récente, celle des troubles sociaux notamment, y a-t-il là pour vous une source d’inspiration, le signe d’un souci du présent, du quotidien, de la prose des jours ?
Jamais de manière frontale mais oui. Je me méfie, comme plein d’autres, des totems qu’on nous plante devant le visage : la vitesse, l’utile et l’argent. Tout est si fluide, on se noie dans ce monde où même les cristaux sont liquides.
Que répondriez-vous, enfin, à ceux qui formulent à l’égard de votre écriture le reproche d’une certaine tendance à la préciosité, d’un choix parfois « maniériste » ? Et, dans le même ordre d’idée, que penser, a contrario, de certain écrivain-ancien-professeur-de-banlieue-intra-muros-Palme-d’or-à-Cannes, qui milita pour la suppression du subjonctif, en tant que mode grammatical dit « bourgeois » ?
Ce supposé maniérisme a toujours été pour moi une façon de ne pas se livrer sans ambages, de cultiver quelque chose qui pourrait ressembler à de la pudeur. Je suis moi-même issu de la classe moyenne parisienne du XXème arrondissement, scolarisé dans un collège classé en Zone d’Education Prioritaire avant de m’orienter plus tard vers une Classe préparatoire de l’Ouest parisien. Je crois que si l’on ambitionne de changer les choses en profondeur, il est préférable d’opérer de l’intérieur, plutôt que de bannir. Cela me semble beaucoup plus intelligent. Quoi qu’il en soit, je suis mal à l’aise avec cette posture qui peut laisser croire que l’on penserait avoir tout compris, que rien ne nous échapperait… Il est plus efficace de s’approprier les codes si l’om veut les subvertir, d’aller droit au piège pour mieux le confondre.
Ne serait-ce que, parce qu’en chemin, approchant de celui qu’on appelait ennemi, il se pourrait qu’on se mette à le comprendre. C’est peut-être ce qui effraie ?
L’oiseleur, Barclay, 2018
Ici le jour (a tout enseveli), Barclay, 2015
Feu ! Chatterton, Sony Music, 2014