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[philo] Rencontre avec Jean Staune La révolution du management a déjà commencé…

Cinq fois diplômé au plus haut niveau, de la physique quantique au management des entreprises, jusqu’à Science Po section Economique et financière en passant par la paléontologie humaine sur les origines de l’homme, cet élève de Bernard d’Espagnat (le plus grand physicien quantique français du demi-siècle écoulé – notamment en ce qui concerne les implications philosophiques de cette révolution de la connaissance), par ailleurs été consultant pour les plus grandes entreprises (L’Oréal longtemps, aujourd’hui entre autres l’Office Chérifien des Phosphates, la première entreprise industrielle marocaine – 21 000 salariés), Jean Staune se définit comme « prospectiviste » et est le cofondateur de l’Université Interdisciplinaire de Paris, lieu de rencontre entre les disciplines que les évolutions du Savoir et de notre regard sur le monde avaient rendu tout à fait nécessaire.

 

Figure inclassable, irréductible aux carcans, la profondeur de sa vision a été condensée il y a peu dans son ouvrage Les Clefs du futur, qui délivre le précieux fruit de cogitations éprouvées au réel de l’entreprise ; et cel,a il le fait selon trois axes formant ce que l’on pourrait appeler le triangle de la réussite ; le boss, le salarié et l’audace qui doit les réunir afin de trouver le chemin du succès, dans l’épanouissement de tout un chacun.

 

Selon vous rien ne saurait plus jamais être comme avant, en cela que nous vivrions actuellement une révolution copernicienne impactant tous les aspects de notre vie, tant philosophiques, économiques que managériaux. En quoi l’avancée des sciences fondamentales et de ses innombrables corollaires techniques, ont-elles pu induire des changements aussi décisifs, en particulier dans le domaine professionnel ?

Nous vivons actuellement un changement de civilisation qui n’a pour ainsi dire pas eu d’équivalent historique, sauf peut-être le passage de l’ère agraire à l’époque industrielle. Nous arrivons dans une période post-industrielle ; qu’on la nomme numérique, avènement de la Big Data ou quelque autre appellation, cela importe peu, c’est une révolution, de fait. La physique classique fut en effet en partie à l’origine de l’organisation tayloriste du travail dans laquelle chacun était le rouage d’une vaste mécanique réglée par des processus précis et prédéterminés. Or cette vision traditionnelle est tombée, le réel est « voilé » – comme le disait Bernard D’Espagnat -, c’est-à-dire imprédictible. Du moins, et c’est à souligner absolument, nos capacités de prévision ne sont-elles plus de même nature, cela en vertu d’un principe d’incomplétude développé notamment par Jean-François Lambert (l’autre père de l’UIP) : aujourd’hui nous savons avec certitude ce que nous ne savons pas et ne saurons jamais, notre connaissance se développe comme « en creux », très fructueusement mais en se fondant avant tout sur une lacune. Dans Les clefs du futur, j’identifie cinq révolutions en cours, qui sont toutes reliées. Les bouleversements technologique, économique, numérique et managérial et conceptuel. Cette dernière a remis en question les dogmes suivants qui caractérisaient la vision classique : le déterminisme qui voudrait qu’à toute chose l’on puisse trouver une cause. Ensuite, idée encore plus provoquante, l’affirmation de la clôture de notre monde sur lui-même a été également battue en brèche, et la pluralité des niveaux de réalité établie par la physique quantique de manière incontestable, le mythe de la caverne de Platon étant selon le défunt Bernard D’Espagnat, celui qui rend le plus justice au réel, qualifié de « voilé » par ce dernier. Enfin le Réductionnisme, typique de la Modernité a également fait les frais du progrès de nos connaissances, la non-séparabilité quantique nous enseignant en effet que, connaître ses constituants de base ne suffit pas à comprendre la totalité du réel : quelque chose nous échappe, le réel n’est contenu ni dans le temps, ni dans l’espace, pas plus que dans la matière ou l’énergie. C’est une toute nouvelle épistémologie, incomprise d’encore de beaucoup de philosophes et de scientifiques…

Selon vous, pour nous concentrer sur la révolution touchant plus directement le management, quelle doit être aujourd’hui la juste attitude d’un patron s’il veut emmener son entreprise, projets et collaborateurs, vers le succès?

Le patron ou les managers, de nos jours, doivent quitter la cape de super-héros qui leur était jusqu’ici accolée et s’employer à devenir plutôt un chef d’orchestre. La verticalité des organisations pyramidales est en voie de désuétude. Il s’agit de recueillir toutes les énergies pour mener à bien le projet de l’entreprise, mais aussi pour l’épanouissement de tous ses acteurs. « Vous avez eu mes bras et mes jambes pendant quarante ans… Vous auriez tout aussi bien pu bénéficier de mon cerveau… » disait, de manière assez terrible, un employé de la Poste lors de son pot de départ à la retraite. L’Office Chérifien des Phosphates où j’effectue une enquête de terrain, a ainsi totalement révolutionné son fonctionnement en commençant par remplacer l’équipe de communication défectueuse par une équipe de volontaires, dotée d’une très grande liberté d’initiative. Les résultats qui se profilent sont absolument fantastiques. Evidemment un tel modèle n’abolit pas non-plus la nécessité de personnes-cadres qui facilitent le processus de décision, ainsi que de points d’étapes structurants. Mais ce qui prime avant tout c’est d’avoir un projet qui allume des lumières dans les yeux de leurs porteurs. Si l’envie est là tout devient possible. Un autre des secrets de la réussite pour le patron contemporain est d’appliquer ce proverbe taoïste : « Ne rien faire pour que tout se fasse ». D’ailleurs, Niels Bohr, l’un des pères de la Mécanique quantique, avait choisi le symbole du Yin et du Yang pour blason lorsque la Reine du Danemark décida de l’anoblir.  Enfin, il faut aussi comprendre qu’aujourd’hui, détenir l’outil de production ne garantit plus que 20 % de la plus-value (contre 80 hier). C’est l’intelligence qui est désormais rémunérée. L’entreprise chinoise qui fabrique tous les smartphones du monde, fait quatre fois moins de profit que les marques à l’origine du concept et du design de l’objet. La DATA est l’or de demain.

Où se situe désormais l’audace professionnelle dans un modèle ainsi modifié de fond en comble ? 

Il n’a jamais été aussi facile de faire fortune. Nous traversons une période de tensions, d’adaptation, et si il existe des situations tragiques, je pourrais aussi vous parler d’un jeune sans-papier mexicain qui dirige aujourd’hui la plus grande entreprise de drones aux Etats-Unis, mais aussi d’une adolescent de quinze ans qui a électrifié son village de Sierra Leone avec des batteries réalisées à partir de déchets métalliques… ou bien encore de mon ami Jean-Baptiste Rudelle, créateur de Critéo, qui en traitant, évaluant, mettant aux enchères puis vendant de l’information, a atteint deux milliards et demi de dollars au Nasdaq après seulement quatre ans d’existence. Et que dire de ces trois jeunes gens sortis d’une grande école qui ont obtenu les douze millions d’euros nécessaires à la création de leur entreprise, les montres connectées Peeble, revendue plus du triple de son coût d’investissement grâce au financement participatif – qu’un banquier de l’ancien monde ne leur aurait jamais accordés!  -, sinon qu’ils sont le produit de cette révolution en cours qui comme aucune autre fournit des moyens aux audacieux ? La hardiesse professionnelle, pour ce qui est du salarié, c’est également, comme cela me fut rapporté par le responsable RH d’une grande entreprise, de poser d’emblée lors de l’entretien de recrutement que l’on aura besoin d’un jour par semaine pour se consacrer à une entreprise humanitaire. L’audace ne prend tout son sens et n’est réellement viable que lorsque qu’elle constitue un point de convergence entre l’entreprise et ses salariés. C’est par exemple ce qu’a tout à fait anticipé l’Office Chérifien des Phosphates en offrant quatre semaines par an à ceux de ses employés qui souhaitent donner ce temps à une œuvre caritative.