« LA CRISE DE 2008 A MARQUÉ UN VÉRITABLE TOURNANT »

PIONNIÈRE DES MATHÉMATIQUES FINANCIÈRES, NICOLE EL KAROUI A ÉTÉ À L’ORIGINE DE L’ENSEIGNEMENT DES PRODUITS DÉRIVÉS À L’X EN 1997. AUJOURD’HUI PROFESSEURE DE MATHÉMATIQUES ET FINANCE QUANTITATIVE, ELLE NOUS LIVRE SA VISION DE L’ENSEIGNEMENT DE LA FINANCE.

 

Quel a été votre parcours académique et professionnel ?

A ma sortie de l’École normale supérieure de jeunes filles, j’ai fait une thèse en probabilité puis j’ai été professeure de mathématiques à l’Université du Maine et à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Dès la création du MATIF (marché à terme international français) en 1986, j’ai commencé à m’intéresser aux mathématiques financières et à orienter mes recherches sur les processsus stochastiques vers la couverture des risques des produits dérivés et les modèles des taux d’intérêt. En 1990, au sein de l’Université Pierre et Marie Curie, nous avons décidé de créer un Master de probabilité et finance, en association avec Polytechnique et, à l’époque, l’Ecole des Ponts et Chaussées. Dans ce nouveau marché, les activités financières devenaient en effet plus quantitatives et nécessitaient des ingénieurs, des mathématiciens et des informaticiens formés aux produits dérivés. En 1997, l’école Polytechnique m’a proposé de venir créer un enseignement thématique et une équipe de recherche en finance mathématique, ce que j’ai fait pendant plus de 10 ans.

Le fait d’être une femme a-t-il plutôt été un handicap ou un atout dans votre carrière ?

En tant que femme, nous avons plus de mal à nous imposer à un haut niveau scientifique, surtout dans une communauté presque exclusivement masculine comme les mathématiques. Et même quand nous sommes arrivées à ce haut niveau, il y a souvent une suspicion que ce succès ait été facilité par le fait d’être une femme. Paradoxalement, on trouve aujourd’hui moins de femmes professeures de mathématiques que dans ma génération, depuis la suppression des Ecoles normales supérieures de filles qui garantissaient à un certain nombre de filles un enseignement scientifique d’excellence orienté vers la recherche. Au sein de notre Master, on trouve seulement 20 % de filles parmi les étudiants. Et en général, celles-ci ne se dirigent pas vers les métiers spécialisés du front office, car elles craignent que l’intensité du rythme et du stress ambiant soit incompatible avec une vie familiale. Plus que la finance de marché, elles préfèrent s’orienter vers le secteur de la gestion des risques, où elles sont très recherchées et vite recrutées, à la fois pour leurs compétences et pour des questions de parité, auxquelles les DRH sont de plus en plus sensibles actuellement.

Quelle place tient la finance quantitative dans le parcours des Polytechniciens ?

Entre 2000 et 2008, à l’Ecole Polytechnique, la finance quantitative a pris une place croissante, puisque le cours optionnel de 3è année a eu jusqu’à 120 étudiants sur un total de 500 ! En 2008, le record était atteint avec 130 étudiants inscrits au Master, dont 30 % de Polytechniciens. La crise financière a constitué un véritable tournant. Du jour au lendemain, et pendant 3 ans, les banques françaises ont pratiquement cessé de recruter. Heureusement, notre Master est très reconnu et nos étudiants ont continué à être accueillis à bras ouverts par les banques à Londres, et par les nouveaux acteurs comme les hedge funds et le trading haute fréquence. Après, il y a eu un fléchissement logique de la demande. L’appétence des étudiants pour la finance est toujours présente, malgré la concurrence des nouvelles technologies et du Big Data, mais les problématiques ont évolué. Entre 1990 et 2000, les produits dérivés représentaient une nouvelle activité, il y avait de nouveaux outils à inventer, c’était très stimulant pour les étudiants. Avec la crise, les sujets d’études ont basculé vers la régulation et la gestion des risques. La finance quantitative offre désormais une grande diversité de métiers, allant des départements de risques des compagnies aux grands cabinets de conseil, en passant par les groupes de commissaires aux comptes…

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