Marc Crépon dirige le département de philosophie de l’ENS et est également directeur de recherche au CNRS. Après avoir consacré plusieurs ouvrages à la question des langues et des communautés dans les philosophies française et allemande (Nietzsche, de Franz Rosenzweig, Jacques Derrida..), il interroge plus directement la question politique dans ses deux dernières publications, La philosophie face à la violence et La Gauche, c’est quand ? Deux livres dont la concision et la clarté ne sont en rien des concessions à la densité intellectuelle.
En guise de présentation, nous pourrions revenir brièvement sur les livres que vous avez publiés avant La philosophie face à la violence. Peut-on affirmer, à travers notamment des titres comme Le consentement meurtrier, ou La Culture de la peur, Identité, sécurité, démocratie, que la politique est au centre de votre réflexion ? Est-ce d’une certaine manière ce qui en dessine la cohérence, le projet ? La politique est-elle, dans votre cas, directement liée à ce que vous appelez, pour reprendre un autre de vos titres, la « vocation de l’écriture » ?
Ce qui est au centre de mon travail, ce n’est pas seulement la politique, mais les relations entre éthique et politique. La notion de consentement meurtrier est, de ce point de vue, centrale. S’il est vrai que le principe sur lequel est fondé la relation éthique qui nous lie à tout autre, quelle que soit sa nationalité, sa culture ou sa religion, tient au soin, au secours et à l’attention qu’appellent sa vulnérabilité et sa mortalité, nous devons reconnaître que, dans notre vie quotidienne, nous ne cessons de transiger avec ce principe. Nous sommes incapables de nous y tenir. Nous devons, en permanence, fermer les yeux et nous boucher les oreilles, faire semblant de ne pas voir et de ne pas entendre les appels de détresse qui viennent de partout. C’est ainsi que nous continuons de vivre sans protester, avec la semi-conscience de cette malnutrition et de cette famine qui frappent des millions d’hommes et de femmes, du massacre de populations civiles et de tant d’autres formes de violence. Combien de manifestants pour s’indigner du martyr que vit au quotidien une partie de la population syrienne ? Voilà ce que j’appelle le consentement meurtrier et c’est une dimension incontournable de notre être au monde. C’est ainsi que nous lui appartenons ! Et c’est parce que je crois profondément que cette relation entre éthique et politique est constitutive d’un projet démocratique digne de ce nom que la question de la démocratie, avec ses risques et ses fragilités, les menaces qui pèsent sur elle, se trouve également au coeur de mes réflexions. Le fil conducteur de tout ceci, c’est vous l’aurez compris, un refus principiel de toute accoutumance à la violence. C’est en cela sans doute que la politique est liée pour moi, à la vocation de l’écriture.
L’histoire philosophique à l’aune de la violence, autrement dit la mise de la philosophie « à l’épreuve de la politique », telle que vous la proposez dans votre dernier essai écrit en collaboration avec Frédéric Worms, dresse un panorama passionnant de l’aventure intellectuelle du XXe siècle à partir de la Seconde Guerre mondiale. Il y a tout d’abord ce moment décisif qui oppose Sartre et Camus et va notamment poser la question suivante, cruciale : à partir de quand le combat pour la liberté, la lutte contre la violence, peuvent-ils eux-mêmes justifier le recours à ce qu’ils sont censés dénoncer ?
La justification de la violence (ou son refus principiel) est l’une des grandes questions philosophiques du XXe siècle. Elle est inséparable des grands événements historiques qui ont constitué autant d’épreuves pour la pensée : la guerre de 1914-1918 qui voit une petite poignée de penseurs et d’écrivains, à commencer par Romain Rolland, s’y opposer, la révolution d’octobre, la montée des fascismes, les procès de Moscou, la seconde guerre mondiale, les guerres de décolonisation. La question se pose dans les termes suivants : refuser par principe toute violence, cela ne revient-il pas ipso facto à s’accommoder de la violence, à ne rien vouloir ni pouvoir faire contre celle qui est toujours déjà instituée ? C’est la thèse que soutient Maurice Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur, et c’est contre elle que s’indigne Camus dans L’Homme révolté. Je pense pour ma part que la violence suppose toujours une perte, elle s’impose parfois comme une nécessité, mais pour autant ce qu’elle fait ne peut jamais être tenu pour juste. Il y a une énorme différence entre prendre la violence pour la justice et s’y résigner par nécessité, en sachant que ce qu’elle fait (détruire, prendre la vie) reste injustifiable.
Propos recueillis par Hugues Simard
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