Deux mondes qui ne se parlent pas

Un manque de porosité entre les métiers de la création/fabrication et de la commercialisation/ stratégie est pointé du doigt par les Maisons de luxe

L’industrie du luxe fait couler beaucoup d’encre, tant dans les media que dans les plaquettes de nos grandes écoles. Symbole de l’excellence française à l’étranger, au coeur de l’actualité autour du « Made In France », le secteur du luxe fait l’objet de nombreux débats, notamment au niveau stratégique avec le Comité Stratégique de la Filière (CSF) des industries de la mode et du luxe mis en place par le ministre chargé de l’Industrie en 2011. Mais loin du glamour symbolisé par les grandes marques au sein desquelles bon nombre d’étudiants rêvent de faire un stage, représentées par quelques conglomérats nationaux à la suprématie mondiale tels Kering, Chanel, Hermès ou LVMH, se situe une réalité toute autre mettant en scène un nombre d’acteurs aussi variés que géographiquement répartis à travers l’ensemble des territoires français et italiens (principalement). En France, 35 secteurs d’activités employant 131 000 personnes (chiffres 2012, Source : Comité Colbert) oeuvrent pour un secteur au chiffre d’affaires de 31 milliards d’euros (en France), en croissance mondiale de 6 à 7 %. Pourtant, la multiplication des formations luxe n’a pas rapproché les étudiants de ces métiers : ils restent aujourd’hui déconnectés du produit sur lequel repose pourtant toute leur carrière.

Les Maisons de luxe françaises se sont historiquement moins construites autour d’un savoir- faire que celles italiennes : quand Zegna était fileur de laine, Dior était styliste, avec des exceptions notoires comme Hermès sellier ou Louis Vuitton malletier. Ceci pourrait expliquer le peu d’exposition de nos étudiants aux matières et métiers avec lesquels ils auront à composer. Dans une époque postmoderne où l’on consommait du luxe pour la valeur symbolique des produits (i.e. seule la présence du logo ou d’un modèle emblématique suffisait)1, cela n’était pas la préoccupation majeure des Maisons. Cependant, le XXIe siècle a connu plusieurs évolutions sociologiques structurales produit au centre de leur stratégie (et donc de leur politique de recrutement).
Dans les marchés matures, on assiste depuis quelques années à un rejet du logo et à un désir de traçabilité. Les consommateurs veulent savoir d’où vient le produit, de quelle matière et comment il est fait. Ils sont alors prêts à débourser jusqu’à 2 100$ pour une paire d’espadrilles en crocodile Ralph Lauren « fabriqué en Espagne et cousu main », sans logo. Vendre avec habileté un tel produit implique connaître la spécificité du cuir utilisé et la différence entre fabrication manuelle et mécanique…
Toujours dans les marchés matures, et en particulier au Japon, le consommateur de luxe est de plus en plus un expert-marque et -produit (l’accès immédiat à l’information digitale aide beaucoup). Ainsi, il se retrouve parfois avec la désagréable sensation d’en savoir plus que le vendeur ou le marketeur, et donc fuit les boutiques…
Enfin, dans les pays émergents où le logo et son pouvoir symbolique restent importants, on constate un besoin d’éducation du consommateur à la notion de luxe. Comment éduquer quand on ne connaît pas ou mal ? Dans ces pays où la notion d’authenticité est clé2, et celle d’innovation fondamentale, notamment dans la lutte contre la contrefaçon3, la connaissance des produits et matières par tous hors R&D n’est plus un plus, mais bien une condition de succès voire de survie.
Ainsi, il est plus que temps que nos étudiants soient exposés aux réalités des coulisses de leur futur métier. Il faut qu’ils sentent, palpent, goûtent et entendent les matières, métiers à tisser, ingrédients et autres fondamentaux du luxe. Car si le luxe a un prix, c’est avant tout celui de la rareté et de la qualité, qui s’expriment dans l’extrême simplicité d’un produit fini à la fabrication complexe…

 

1 Chaudhuri, H. R., & Majumdar, S. (2006). Of Diamonds and Desires: Understanding Conspicuous Consumption from a Contemporary Marketing Perspective. Academy of Marketing Science Review, 11.
2 Beverland, M. (2006). The ‘Real Thing’: Branding Authenticity in the Luxury Wine Trade. Journal of Business Research, 59, 251-258.
3 Maman Larraufie, A.-F. (2015). Making Consumers Switch from Counterfeit to Genuine Luxury—A Retail Perspective. European Retail Research, 28, 1-26

 

Par Anne-Flore Maman Larraufie,
Ph.D.
Academic Director Mastère Spécialisé SMIB (Strategy & Management of International Business) à l’ESSEC & Directrice de SémioConsult
maman@essec.edu