La voix de Leili Anvar, longtemps familière aux auditeurs de France-Culture, était sans doute la plus indiquée pour transmettre le « trésor de la poésie persane », qu’elle a reçu elle-même par héritage familial. Mais, que ce soit en tant que professeure à l’INALCO ou comme traductrice, et au-delà peut-être du lien qu’elle trace entre Orient et Occident, cette Normalienne nous communique avant tout un certain rapport à la culture, passionné et vivant.
Leili anvar, vous possédez une double culture, française et perse, pouvez-vous présenter un peu plus précisément votre parcours…
Je suis née à Téhéran où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 15 ans. Le persan a été ma langue maternelle mais j’ai été scolarisée dans un établissement francophone. Adolescente, alors que la guerre contre l’Irak faisait rage, il n’y avait rien à faire et c’est à cette époque que j’ai lu l’intégralité de la bibliothèque de ma mère. La littérature française fut une révélation, au même titre que la poésie persane que je découvris parallèlement dans des cercles de lecture où m’emmenait mon père, avec qui j’étais restée seule après la Révolution. Ce double bagage littéraire me fut en quelque sorte imposé, à la manière d’une « grâce forcée » comme disent les iraniens. Une fois arrivée en France, j’ai fait ma khâgne à Versailles où j’eus de merveilleux professeurs, qui m’ont transmis leur flamme et fait comprendre en quoi les Lettres sont plus qu’une simple somme de connaissance mais un humanisme, qui nous construit et nous nourrit. J’ai presque regretté d’être reçue dès la première tentative tant cet enseignement n’était en rien une contrainte mais bien plutôt une joie !
Vous êtes toutefois revenue à la langue persane par la suite…
J’ai commencé une thèse sur la manière dont l’orientalisme, à travers l’apport de la littérature persane, avait tenté de renouveler la poésie anglaise mais la rencontre avec le grand professeur de persan Charles-Henri de Fouchécour a tout changé. Il m’a fait prendre conscience que je n’avais pas le droit de ne pas transmettre le trésor de la poésie persane. Ainsi il me promit de « souffler dans mes voiles » si j’acceptais de poursuivre dans cette voie. J’ai donc laissé l’anglais pour une nouvelle thèse portant sur Rûmi, en particulier son Divân de Shams, du nom de ce derviche errant qui va bouleverser sa vie en l’ouvrant à l’amour mystique, le révélant à la poésie.
Que ce soit comme professeure ou traductrice, la transmission semble chez vous une vocation… Ce fut encore le cas en tant que journaliste sur France-Culture pendant huit ans.
A l’occasion d’un voyage en Iran organisé par Le Monde des religions, Frédéric Lenoir m’a proposé de l’accompagner dans la création de l’émission Les racines du ciel. Nous avons travaillé six ans ensemble, puis j’ai produit l’émission seule les deux années suivantes, merveilleuse expérience, riche de rencontres extraordinaires. J’aime beaucoup la radio qui est un outil de transmission magique. Au début j’ai pu faire découvrir des auteurs peu connus ou alors des textes célèbres sous un angle nouveau, tous issus de traditions différentes et que je mettais en lien avec le thème de l’émission. J’aime la manière dont le texte devient vivant lorsqu’il est lu à voix haute, cela permet de transmettre l’amour et le plaisir des œuvres. Le retour des auditeurs m’a convaincu de l’efficacité de cette manière de diffuser la beauté d’une langue et la pensée d’un auteur. L’idée est là encore celle du partage, du don de ce que l’on a reçu
Vous avez récemment traduit Le Cantique des oiseaux d’Attar, roman en vers allégorique, qui met en scène un groupe d’oiseaux parti en quête de leur congénère mythique, la Sîmorgh, et qui doit pour cela traverser les sept vallées du désir et de la souffrance humaine. En quoi cette œuvre est-elle importante ?
Il faut commencer par la postérité d’Attar pour comprendre son importance. Rûmi a ainsi dit de lui: « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour et moi je ne suis encore qu’au coin de la rue », alors même qu’il a composé l’une des œuvres les plus incandescentes sur l’amour mystique . Attar, mort en 1221, l’a influencé sur le fond et la forme, par la manière dont il s’est saisi de toutes les possibilités de la poésie persane, pratiquée depuis trois siècles et parvenue alors à une forme d’âge d’or. Partant de formes déjà très élaborées, de toute une constellation métaphorique, il va en effet inventer ce qu’il nommera le « langage de l’âme », pour exprimer quelque chose qui relève de l’expérience spirituelle, et dont il pense qu’elle ne peut s’exprimer dans un autre langage. Des traités existent au XIIème siècle, mais selon Attar, ils ne peuvent rien dire de l’amour mystique. Seul le langage poétique, à la fois visionnaire et allusif, semble doté de ce pouvoir. Chez Rûmi, cette langue va prendre une ampleur inouïe, jusqu’à faire de lui le premier poète surréaliste.de l’histoire de la poésie, associant des métaphores de manière inattendue. On trouve déjà chez Attar ce rapport singulier au langage, poussant le persan jusque dans ses extrémités, le tordant parfois, mais toujours pour le meilleur. Il emmène la langue vers de nouveaux horizons tout en restant fidèle à son génie propre.
C’est sans doute une des raisons qui font dire à votre éditrice, Diane de Selliers, que la traduction d’une telle œuvre était une « tâche immense et complexe »
Le français est une langue très corsetée, dans sa grammaire et sa poétique. Donc une traduction trop littérale n’aurait pu donner qu’un résultat étrange. Ahmad Ghazali, le frère du grand penseur a dit que « Les significations sont comme des mariées dans l’alcôve des noces, et les mots comme le membre viril qui va les déflorer et les féconder ». Le langage est un acte érotique mais un acte fécond. C’est aussi une façon de déchirer le voile puisqu’en persan l’hymen et le voile se disent de la même manière. Il y a quelque chose de violent dans le fait de dire les choses, et en même temps cette nomination est indispensable. C’est à la fois une jouissance et une transgression, une ouverture dangereuse, qui nous fait pénétrer les choses. Il faut entrer pour comprendre.
La volonté de restituer cette puissance de la langue poétique explique-t-elle en partie en quoi il était important de rendre au texte toute sa musicalité, puisqu’en effet vous en avez donné la première traduction versifiée? Le son et le sens s’interpénètrent…
Je suis en effet persuadée de ce lien. Quelque chose de la musique transmet une connaissance qui n’est pas de l’ordre de celle qui se déploie dans un traité philosophique. Un grand critique anglais parlait d’une mimesis interne du son et de l’image. ». Dans ces cas, le son aide l’image à se développer. Or, si ce type d’image est traduit dans un langage qui n’est pas poétique, musical, quelque chose se perd. Cela est possible en prose toutefois mais demande alors un travail important sur le rythme, les allitérations. Aussi pour Attar, les homonymies ne sont-elles pas de simples hasards mais traduisent une affinité réelle entre les objets dont il est question. Pour Attar, ce jeu de résonances s’explique par le fait que le langage humain, le persan en particulier, porte dans sa sonorité même l’image des archétypes. Ce en quoi cette vision est d’ailleurs platonicienne et qu’il est extrêmement utile, pour aborder ces poètes, de posséder une culture grecque antique. Les jeux de mots nous disent le lien profond qui existe entre les choses, comme par exemple dans le Cantique des oiseaux, entre la Sîmorgh, la « majesté souveraine » qui est l’objet de la quête, et les « trente oiseaux » qui vont effectuer le voyage et sont désignés par un terme parfaitement homonyme (sî morgh). Il ne peut s’agir d’un hasard pour Attar, le phénomène ne peut qu’être signifiant. Il y a comme un lien ontologique entre Sîmorgh et les trente oiseaux.
Il y a, dans cette vision du langage, l’idée d’une connaissance cachée à retrouver…
Le langage des oiseaux chez Attar est celui enseigné au Roi Salomon, dont il est question dans le Coran, ce que l’on appelle en persan « le langage des états »; C’est une langue non-humaine, incompréhensible aux hommes, sauf au poète qui est justement celui qui parle le langage secret des choses, et c’est pourquoi dans Le Cantique des oiseaux Attar est représenté par la huppe, messagère du Roi Salomon, et qui dialoguait avec lui dans ce langage. Le poète non-seulement comprend cette langue mais est aussi celui qui est capable de la traduire en langage humain, et donc de nous transmettre la vérité communiquée par les oiseaux. Je crois que lorsqu’on lit et traduit ces poètes, nous faisons nous-mêmes une forme d’expérience spirituelle.
Une des autres vertus du Cantique des oiseaux n’est-elle pas d’introduire à une nouvelle vision de l’Islam ?
Attar entretient à ce sujet une relation ambiguë : d’un côté il se réclame de la tradition musulmane de manière très forte, au point de présenter son œuvre comme ayant la même source d’inspiration que le Coran, et de l’autre, il donne du texte sacré une interprétation qui n’est pas celle que l’on a coutume d’entendre. C’est l’universalité du message qu’il recherche, l’idée que l’Islam est aussi une religion de l’amour. Il connaissait très bien le Coran, ainsi que nombre de ses commentateurs, et il avait sans doute de bonnes raisons de penser ainsi. La vision des perses s’est très tôt démarquée d’une version trop légaliste, elle s’est vite orientée vers l’essence spirituelle. Et en même temps, Attar se demande à la fin de son œuvre s’il a bien fait de parler et s’il n’aurait pas mieux fait de se taire. Néanmoins il continue à écrire. Commentant son nom, qui veut dire à la fois le parfumeur et le thérapeute, il dit que sa poésie est tout autant antidote au poison de l’ignorance que thérapie de l’âme et moyen de sentir le parfum de l’amour. La parole de vérité peut guérir. La vocation de la poésie n’est pas de panser les plaies. Elle est là pour nous éveiller, nous fouetter, pas pour nous consoler. Elle est une parole de lumière dans un monde de ténèbres, qui peut aussi réconforter, mais c’est également d’une certaine manière une épée, un feu qui brûle. Elle laisse entrevoir la possibilité de la beauté, cela donne du sens à la souffrance. Attar nous enjoint à l’éveil, il faut vivre, brûler! Mais il faut accepter de renoncer à soi-même et à ses certitudes, c’est ce qui est douloureux. La poésie n’a peut-être pas de succès commercial mais elle trouve sa réussite dans la gratuité, elle est faite pour être donnée. Beaucoup de gens sont aujourd’hui encore transformés par elle.
Bibliographie
Voix d’espérances/Les Racines du Ciel, avec Frédéric Lenoir, Albin Michel, 2016
Paroles de Vérités d’Ostad Elahi – Traduction inédite – Albin Michel, 2014
Le Cantique des oiseaux d’‘Attâr illustré par la peinture en Islam d’orient, traduction inédite en vers, Éditions Diane de Selliers, 2012
Les Femmes, l’amour et le sacré, avec Jean Clair et Abdelwahab Meddeb, Albin Michel, 2010
Malek Jân Ne’mati, la vie n’est pas courte mais le temps est compté, Éditions Diane de Selliers, 2007
Rûmî, Entrelacs, 2004
Trésors dévoilés, Anthologie de l’islam spirituel, Seuil, 2009
Orient – Mille ans de poésie et de peinture, Éditions Diane de Selliers, 2004