Marcel Gauchet, philosophe et historien, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, au Centre de recherches politiques Raymond Aron. Cet homme libre, aux antipodes de tout esprit de chapelle, laboratoire des idées trilogie de L’avènement de la démocratie parue entre 2007 et 2010, il reprend et approfondit, vingt-cinq ans plus tard, l’idée centrale qui fit du Désenchantement du monde un classique immédiat : l’«être-au-monde» propre au christianisme a été, paradoxalement, le ferment d’une inexorable «sortie de la religion», générant un nouveau statut du politique en occident.
Pouvez-vous, pour commencer cet entretien, revenir sur la genèse et les premiers développements de l’intuition majeure du Désenchantement du monde, fondatrice d’une partie importante de votre travail ? Celle-ci ne pouvait-elle émerger ailleurs que dans un esprit qui soit comme vous à la fois philosophe et historien ?
Le point de départ de la réflexion qui conduit au Désenchantement du monde et à la suite, est le problème, à la fois politique et intellectuel, qui s’est posé à une bonne partie de la « génération 68 » : sortir du marxisme, trouver une pensée de la société et de l’histoire qui donne une meilleure prise sur la réalité de nos sociétés tout en échappant aux dérives totalitaires. Il y a une réponse qui s’est imposée d’elle-même : l’oubli de Marx et des pensées de l’histoire dans le naufrage des « grands récits ». Cette solution, si l’on peut dire, m’a toujours semblé la pire des issues. Si la pensée de Marx est fausse, alors élaborons-en une plus juste, en intégrant tout ce que nous avons appris de ses erreurs, mais aussi des développements de l’histoire récente, à commencer par la formation de sociétés révolutionnées par la « science » marxiste. La première question qui se présentait sur ce chemin était celle de la signification historique de la démocratie, impossible à réduire à l’accompagnement du capitalisme. Cela demandait de réinterroger l’histoire moderne et la fameuse « révolution bourgeoise » mais aussi, par contrecoup, de revoir plus en amont l’histoire des sociétés dites « précapitalistes ». Si leur explication par l’économie était manifestement défaillante, cela tenait à la sous-estimation de deux facteurs constituant les points aveugles du marxisme : la politique et la religion. Les sociétés anciennes sont prioritairement politiques et fondamentalement religieuses. C’est sur ce chemin que j’ai rencontré l’enseignement de l’ethnologie, qui a été décisif pour moi. L’une des choses neuves que nous avons appris au XX ème siècle, c’est ce qu’il a pu en être des sociétés dites « primitives » ou « sauvages », les sociétés d’avant l’Etat, donc d’avant la civilisation dans le regard ethnocentrique de leurs premiers observateurs européens. En fait, nous ont montré les ethnologues, ces sociétés sont on ne peut plus civilisées, mais d’une manière faite pour nous déconcerter. Le trait de lumière m’est venu d’un américaniste trop tôt disparu, Pierre Clastres, qui a proposé une hypothèse qui heurtait beaucoup de gens, celle de « la société contre l’Etat ». Si ces sociétés sont sans Etat, expliquait-il, ce n’est pas parce qu’elles l’ignorent, mais parce qu’elles s’organisent pour empêcher son surgissement. J’ai réinterprété cette hypothèse en faisant entrer en ligne de compte la religion. C’est ce qui m’a permis de bâtir un schéma d’ensemble. Dans ces sociétés, la religion, d’une forme qui ne ressemble guère à ce que nous mettons sous ce nom, occupe une place qui ferme la route à l’affirmation d’une autorité séparée, parlant au nom du fondement surnaturel, qui est posé hors de la portée des hommes. A partir de là, on peut mieux comprendre la nature de cet évènement capital qu’est la naissance de l’Etat. Et à l’autre bout du parcours, on comprend la nature spécifique de la modernité occidentale, qui se caractérise par la sortie de la religion, précisément. Voilà, très grossièrement résumé le cheminement de la réflexion qui m’a conduit aux thèses du Désenchantement du monde. Il m’a fallu une quinzaine d’années de tâtonnements et d’explorations incertaines. Vous voyez pourquoi histoire et philosophie ne se séparent pas dans ce parcours. Il faut savoir l’histoire pour en parler philosophiquement, justement parce que son cours ne se déduit pas, contrairement à ce les philosophies de l’Histoire classique tendent à poser. Et sans une idée philosophique de l’histoire, nous sommes politiquement impuissants, faute de savoir d’où nous venons et où nous allons. C’est ce que la situation actuelle nous permet de vérifier à grande échelle.
Lors de la parution des deux premiers tomes de L’Avènement de la démocratie, vous affirmiez «mettre en jeu» la grille de lecture utilisée dans Le Désenchantement du monde. Qu’en a-t-il résulté? Lui avez-vous découvert des limites? Ou bien au contraire, celle-ci fut-elle totalement opératoire ?
Vous verrez peut-être dans cette réponse une marque d’outrecuidance, mais j’ai le sentiment d’être resté fidèle à ma grille de lecture initiale au fil de ce travail d’approfondissement. Les choses se sont beaucoup précisées dans mon esprit sur quantité de points, certes, mais sans modifier substantiellement la perspective. J’ai même eu l’heureuse surprise de voir le cours des évènements ratifier des hypothèses qui restaient quelque peu suspendues dans le vide au moment où je les ai formulées. Le Désenchantement du monde a été écrit, en effet, avant que nous ne prenions la mesure du changement en train de s’opérer avec le tournant des années 70. Nous en étions aux débuts de la mondialisation et de la vague néolibérale, avant l’effondrement du communisme soviétique. L’individualisation de nos sociétés avait déjà bien démarré, mais elle était loin d’avoir révélé tous ses effets. L’ensemble de ces phénomènes auxquels nous assistons depuis plus de trente ans me semble être venu apporter de l’eau au moulin de mon hypothèse. Il n’est intelligible dans sa cohérence que comme le fruit d’une radicalisation de la modernité comprise à partir de la sortie de la religion, c’est-à-dire la sortie de la structuration religieuse du monde humain-social. C’est cette analyse à chaud des transformations en train de s’opérer qui m’occupe aujourd’hui et qui apporte des éclairages nouveaux à l’appui de ce que je ne pouvais discerner que très confusément autour de 1985.
Pour en venir à la période contemporaine, vous êtes de ceux qui, à contrecourant, perçoivent la montée actuelle des fondamentalismes comme un chant du cygne, le signe indéfectible de leur sortie prochaine de la religion, non pas de la fin de la croyance, mais là encore, de la naissance d’un nouveau type de rapport entre religion et politique. Ce mécanisme ne serait donc pas exclusivement observable dans la sphère chrétienne ?
Le christianisme a permis la percée hors de la structuration religieuse, et il y a des raisons de penser que celle-ci n’était possible que dans son cadre. Ce qui ne veut pas dire, je le souligne au passage, qu’il en portait nécessairement le programme. Les produits de cette sortie moderne de la religion se sont diffusés à l’échelle mondiale, à la faveur de l’expansion occidentale depuis le XVIème siècle et surtout depuis le XIX ème siècle. Or, force est de constater qu’ils font aujourd’hui l’objet d’une appropriation générale de la part des sociétés auxquelles ils sont arrivés du dehors. Ils auraient pu être rejetés, après tout. Tel n’est pas le cas. Au contraire, les sciences, les techniques, le calcul économique, les valeurs de liberté personnelle sont en passe de devenir un bien commun revendiqué par tous. Or, ces produits intellectuels de la modernité occidentale emportent irrésistiblement avec eux une déstabilisation en profondeur de l’héritage de la structuration religieuse sur lequel vivent par ailleurs ces sociétés. D’où l’aspect de crise culturelle que prend pour beaucoup d’entre elles la mondialisation en cours. Celle-ci n’est pas et ne peut pas être qu’une mondialisation économique. Elle est nécessairement aussi une mondialisation de la structuration autonome produite par la sortie de la religion occidentale. Les ébranlements et les convulsions qui l’accompagnent n’ont pas d’autre source. Car si en Occident, la sortie de la religion a revêtu l’aspect d’un processus endogène, ce qui ne l’a pas empêchée d’être douloureuse et difficile, elle est encore plus violente quand sa source est exogène et qu’elle arrive en accéléré, comme c’est le cas aujourd’hui pour une grande partie des sociétés du globe. Mais force est de constater que l’ensemble des traditions religieuses et spirituelles est susceptible de s’y adapter et d’en produire sa propre version, avec des difficultés inégales. Il faut souligner la différence entre un travail de production interne et un travail d’adaptation externe. Ce n’est pas la même chose et cela ne pose pas les mêmes problèmes.
Là aussi en prenant soin de séparer conviction religieuse personnelle et structuration religieuse de la société, vous avancez cette idée que la spiritualité va prendre une importance croissante dans les années à venir, qu’elle travaille déjà la société, les Arts notamment. Quelles formes cet essor va-t-il prendre selon vous ?
Je ne suis pas prophète ! Nous en sommes à un stade d’incubation qui rend toute prévision hasardeuse. Ce qui me semble acquis, toutefois, c’est que ce mouvement est destiné à concerner tout autant la sphère des relations entre les personnes que celle des productions culturelles. Il est probablement appelé à revêtir un aspect moral et politique. Je suis frappé par la vigueur de l’aspiration à faire société autrement que ne le permettent la logique des intérêts et celle des droits actuellement. Le spirituel est aussi dans le sens d’autrui et de ce qu’il est possible de vivre ensemble. Comment cela va-t-il se concrétiser ? Je n’en sais rien. Mais il y a là une force latente capable de mettre nos sociétés en mouvement.
Enfin, autre sujet à occuper une place de premier plan parmi vos centres d’intérêt, l’éducation. Que pensezvous du système éducatif actuel, universitaire notamment? Pensez-vous qu’il doive être réformé et si oui, dans quel sens? Vous êtes aujourd’hui professeur à l’EHESS, mais votre biographie indique certains moments conflictuels avec le système…
L’université file un mauvais coton, masqué par l’importance fonctionnelle des savoirs techniques qu’elle dispense dans la vie des sociétés l’hyperspécialisation est en train d’ éroder de l’intérieur le sens des savoirs, et sans doute l’efficacité même de la recherche à long terme. Elle affecte gravement en tout cas la capacité de l’institution universitaire à s’adresser à la société. C’est sur la base de ce constat que je me suis permis de dire, en guise de boutade sérieuse, que la prétendue « société de la connaissance » pourrait bien s’avérer à l’arrivée une « société de l’ignorance ». Mais franchement, la question de l’université me préoccupe beaucoup moins que celle des enseignements élémentaires. L’université s’adresse à des adultes en possession des outils de base et qui, de ce fait, sont assez grands pour la contester. Ce n’est pas le cas de ceux qui ont besoin de l’éducation première, qui sont condamnés à prendre ce qu’on leur donne. Or, de ce point de vue, il y a de sérieuses inquiétudes à concevoir. Cela dépasse les résultats de l’enquête PISA (ndlr : Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) ! C’est la capacité de reproduction culturelle de nos sociétés qui est atteinte, avec les conditions mêmes qui rendent une éducation possible. Là aussi, l’arbre des formations d’élite cache la forêt, c’est-à-dire le désastre rampant de l’enseignement de masse. Il y a urgence à une réflexion fondamentale sur le sujet.
Bibliographie sélective
Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985
La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989
L’Inconscient cérébral, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1992
Dialogue avec l’insensé – À la recherche d’une autre histoire de la folie, en collaboration avec Gladys Swain, Gallimard, 1994
La Religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Gallimard, 1998
La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002
La Condition historique, Stock, coll. « Les essais », 2003
Pour une philosophie politique de l’éducation (en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi), Hachette littératures, coll. « Pluriel », 2003
Le Religieux après la religion (avec Luc Ferry), Grasset, 2004
La Condition politique, Gallimard, 2005
L’Avènement de la démocratie, t. 1, La Révolution moderne, t. 2 La crise du libéralisme, Gallimard, 2007
Les Conditions de l’éducation (en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi), Stock, 2008
De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait, avec Pierre Nora, Gallimard (Le débat), 2010
L’Avènement de la démocratie, t. 3, A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010
Propos recueillis par Hugues Simard