Français d’origine indienne travaillant aux Etats-Unis, Navi Radjou s’est emparé d’un talent indien puissant que généreux. Et tout le monde l’écoute ; d’Accenture à la SNCF en passant par Lafarge ou Renault. Aperçu…
Depuis quelques temps, il n’est plus question que du « jugaad ». Pouvez-vous nous expliquer le terme ?
Ce mot hindi pourrait être traduit par « capacité ingénieuse à trouver des solutions simples dans un contexte difficile ». Un principe que connaissent bien les pays émergeants mais qui, crise oblige, intéresse désormais toutes les nations. Là où beaucoup se demandent que choisir entre croissance et décroissance, le jugaad ouvre la voie du milieu : non pas faire plus avec plus, ni moins avec moins, mais faire plus avec moins, pour le bien commun. C’est possible : mille exemples en attestent, comme celui de Paul Benoit, le jeune inventeur des radiateurs numériques : les data center génèrent une chaleur « fatale », non seulement perdue mais qui réclame, en plus, beaucoup d’énergie pour être refroidie. Paul a eu l’idée d’installer des microprocesseurs dans des radiateurs dispatchés dans divers bâtiments : plus vous avez besoin de chaleur, plus vous demandez aux processeurs d’effectuer des calculs. D’ingénieur, il s’est fait ingénieux ; c’est ça le jugaad, un changement de valeur qui rapproche le Nord et le Sud et passionne les jeunes générations, davantage concernées par l’avenir.
Quel a été votre parcours et pourquoi cet intérêt pour le jugaad ?
J’ai grandi à Pondichéry, ancien comptoir français d’Inde, et suis arrivé en France après mon Bac, en 89. J’ai pratiqué le jugaad dès 6 ans pour pouvoir apprendre l’anglais dans des revues inaccessibles à mes moyens (plus on a de ressources, moins on innove, c’est le problème de nombreux grands groupes). L’agilité fut pour moi une nécessité. A Paris, j’ai enchaîné BTS en informatique, licence, maîtrise, et master à Centrale sur les systèmes informatiques ouverts. Parti au Canada pour IBM, j’ai travaillé en Asie puis aux USA pour de grands cabinets jusqu’à réaliser que tout ceci ne menait à rien. J’ai alors filé au Centre de Recherches de Cambridge mettre au point un programme d’innovation économique à destination des pays émergeants, puis suis retourné en Californie. Depuis 2011, j’y exerce comme consultant indépendant sur l’innovation et le leadership, déployant les idées exprimées dans mes livres**.
Le jugaad, dites-vous, convie les gens à redevenir ingénieux. Quand l’avons-nous été ?
C’est, je crois, la conférence TED* la plus regardée sur internet. Ken Robinson, expert en éducation, y explique comment, à partir de 6 ans, on occulte l’ingéniosité naturelle des enfants en les faisant passer de leur incessant « pourquoi ? » au comment faire les choses ; leur imposant des modes d’emploi préétablis au lieu de les guider vers leurs propres réponses. A 12 ans, c’est fini : curiosité et créativité sont perdues, les enfants font « comme on leur dit de faire »… Le même processus se reproduit à l’arrivée des jeunes diplômés en entreprise, débordant d’envie de tout changer ; on leur impose alors les réponses hyper- formatées des cabinets de consultants, bloquant un processus d’innovation pourtant capital. A quelques exceptions près, bien sûr. Accenture envoie ses jeunes recrues pour deux ans dans des pays émergeant relever des défis complexe avec les moyens du bord. Ils en reviennent avec des compétences considérables. C’est une des voies…
*www.ted.com
« Le jugaad, c’est le passage de l’ingénieur à l’ingénieux »
Que dit le jugaad aux dirigeants ?
« Lâchez prise ! ». Le système pyramidal a vécu ; bottom-up et collectif ont pris la relève. C’est sur le terrain, au contact du client, que naissent les bonnes idées. Cela leur fait peur, bien sûr, car ils redoutent de perdre le contrôle. Or il ne s’agit justement plus de contrôler, mais, ayant établi un terrain de jeu et des règles communes, de laisser les gens s’y exprimer. C’est le sujet central de mon prochain livre, « From smart to wise » (de l’intelligence à la sagesse). L’intelligence est un outil neutre réclamant d’être canalisé pour créer de la valeur économique mais aussi sociale, rôle donc de la sagesse, cette phronesis grecque qui est une sagacité pratique mais aussi non conventionnelle (car la réalité ne l’est pas !). Mise en oeuvre, elle débouche sur une créativité virale. A priori, la voie paraît déroutante ; le courage du « wise leader » (ce dirigeant éclairé) est donc capital. Il doit affirmer ses convictions : audace et courage, pour découvrir, au final, que le chemin parcouru était… le seul praticable ! Le leadership ? C’est se tenir devant, pour indiquer le chemin. Parmi ses troupes, pour les encourager. Et derrière, pour pousser quand ça coince. Alan Mulally, CEO de Ford, a pris le risque de mettre à disposition de ses employés un hangar désaffecté transformé en fablab pour qu’ils y explorent leurs projets personnels les plus farfelus. Deux ans plus tard, le nombre d’idées brevetées était multiplié par deux. Au-delà de l’anecdote, cet homme a définitivement changé la culture de l’entreprise.
Comment votre message est-il perçu ?
En Occident, j’ai été le premier surpris en découvrant que tout le monde entendait ce discours : du citoyen lambda aux grands groupes. A une exception près, une seule mais de taille : le monde politique. Au terme d’un exposé de deux heures, les politiques posent tous la même question : « Votre politique du jugaad, ça va coûter combien ? ». Ces personnes sensées gouverner les citoyens refusent de voir que ceux-ci s’auto- gouvernent de plus en plus, que le consommateur est devenu un consommacteur et le citoyen un co-créateur de valeurs.
Quel message avez-vous envie d’adresser aux plus jeunes ?
Contrairement à ce que prêchent certains, la situation est idéale pour entreprendre et se réaliser, soi ! S’il n’y a plus de sécurité matérielle acquise d’avance, il n’existe plus, non plus, aucune excuse pour ne pas entreprendre. Il vous manque les ressources externes ?… Pensez jugaad : le capital est fourni par le crowfunding, la production par les imprimantes 3D et le marketing par les réseaux sociaux. Le modèle de développement de l’entreprise a changé ; aux Etats-Unis, on bascule des start-up de logiciels aux start-up proposant de vrais produits, concrets. En pleine innovation de rupture, nous vivons un nouvel âge d’or de l’entrepreneuriat. Et c’est vraiment la génération actuelle qui va changer le monde : rôle de l’économie, du social, de l’environnement, de l’argent… Il faut accepter le défi de la complexité et la transcender en se réalisant soi-même et puis : Oser ! Oser ! Oser !
Ce que vous voyez du monde vous remplit-il d’espoir, de crainte, les deux ?…
Le monde vit une grande mutation et je suis d’un naturel optimiste. Néanmoins, l’Europe est déstabilisée et risque de se scinder : d’un côté des pays évoluent et choisissent l’intégration au Nouveau, de l’autre certains optent pour le repli sur soi. La France est à la croisée des chemins ; elle hésite, tentée par le repli… Elle est pourtant pionnière européenne de l’économie de partage, des startup et de l’économie circulaire… 48 % d’entre nous sont engagés dans le « co… ». Mais les blocages structurels et la centralisation pèsent des tonnes. Le challenge est ici de passer de l’ingéniosité individuelle à l’ingéniosité collective. Pour cela, il faut un but commun et une vision d’ensemble. Le politique est sensé la donner. En France, il en est incapable. A l’opposé, il divise !
Et vous, Navi, qu’est-ce qui vous fait avancer ?
Comme chacun d’entre nous, je suis parti de ce que j’avais : un potentiel à réaliser. Cela m’a pris du temps et j’y travaille encore. Arrive néanmoins un moment où, s’en sortant à peu près, on doit se demander : « comment faire un peu de bien… autour ?! ». J’essaie d’impulser un élan, d’être un catalyseur et un connecteur entre l’individu et le collectif ; également, vu ma position particulière (Français d’origine indienne vivant aux Etats-Unis) entre le Nord et le Sud ; car on est tous dans le même bateau.
JB