APRÈS 30 ANNÉES PASSÉES DANS LA FINANCE AU PLUS HAUT NIVEAU (DIRECTION DE BANQUE CENTRALE ET DE FONDS MONÉTAIRES, ETC.), BERNARD LIÉTAER (ÉGALEMENT ENSEIGNANT : SORBONNE, LOUVAIN-LA-NEUVE…) A RÉALISÉ UN TRAVAIL D’ENQUÊTE UNIQUE SUR LA MONNAIE. ET ARRIVE À DES CONCLUSIONS ÉTONNANTES. RICHE RENCONTRE…
Comment en êtes-vous arrivé à vous interroger sur le sens profond de la monnaie et les différentes formes que l’humain lui a données à travers 28 000 ans d’Histoire ?
J’ai occupé des positions particulières, assez paradoxales : banquier central et gérant de fonds de monnaies off-shore ; professeur d’université et président de systèmes de paiement électronique ; conseiller des plus grandes multinationales, mais également des pays les plus pauvres. En 1993, le président de l’Institut Noétique qui m’avait invité à donner une conférence à Boston, m’a dit : « Tu connais la monnaie mieux que personne. Témoigne. ». Après cinq ans de travail, j’ai donc sorti deux livres, le premier sur la monnaie conventionnelle et les monnaies complémentaires ; et le second (voir encadré) sur la dynamique entre les deux. J’y expliquais, entre autres, que si on ne changeait rien au système monétaire actuel, on allait droit dans le mur. Les faits nous ont, depuis, rattrapés. Et on n’a toujours rien changé.
Qu’aviez-vous trouvé de si bouleversant ?
Qu’il existe deux manières de concevoir la monnaie. Toutes les sociétés patriarcales, la majorité donc : Sumer, Babylone, la Grèce antique, Rome, l’Occident depuis la Renaissance… ont imposé une monnaie unique avec intérêts. Et une toute petite minorité de sociétés matrifocales (l’Egypte, le Moyen- Age Central) proposaient, elles, un système comportant deux types de monnaies : la monnaie des sociétés patriarcales pour commercer avec l’Etranger ; plus une seconde, sans valeur intrinsèque (tessons, plombs) que l’on ne thésaurise pas et qui sert au commerce local. Constat : ce système a débouché sur les sociétés les plus prospères, dynamiques, heureuses et économiquement stables de l’Histoire. Et on parle là en… siècles !
Quelles conclusions avez-vous tiré de ce constat ?
Elles s’imposaient : nous devons passer d’une monoculture monétaire à un écosystème monétaire. Je parle là au sens propre, non par métaphore. Depuis 5 ans, j’étudie avec une équipe de chercheurs américains quelles sont les conditions de stabilité de tout système de flux complexe (la finance en est un). Réponse : aucune monoculture n’est stable. Partout la stabilité requiert un minimum de diversité. Et on n’est pas là dans le champ politique : les capitalistes, l’URSS, Mao, tous ont traité la question de la même manière, la mauvaise. On parle d’énergie, de flux, de vie. Cette nécessité d’un écosystème monétaire au sens propre est prouvée scientifiquement, mais niée en bloc par la pensée économique conventionnelle : un véritable tabou. Or, nous sommes en train de passer d’une société industrielle à une société de l’information de plus en plus complexe, que notre système financier est incapable de suivre s’il ne s’assouplit pas lui-même un peu, les « ratés » se multiplient. Jusqu’à quelle catastrophe enfin suffisante ?… Rare signe encourageant : la France, première en Europe a, dans sa loi du 29 juillet 2014, confirmé la légitimité des monnaies complémentaires : des systèmes qui, dans les faits, sont déjà opérationnels, rien qu’en France, plus d’une… centaine !
« MONEY, MONEY, MONEY… »
Il n’est pas étonnant en définitive de constater que les ouvrages de Bernard Liétaer ont été traduits dans la majorité des pays asiatiques, mais pas tous en français ! « Au coeur de la monnaie » (485 p, éd. Yves Michel) si. Dans cet ouvrage passionnant, l’auteur montre comment les systèmes monétaires, loin de reposer sur une démarche rationnelle, sont fondés sur les inconscients collectifs des sociétés qui les mettent au point. Un travail de recherche éclairant qui, à l’heure où le système financier global devient ingérable, ouvre des opportunités exceptionnelles de remettre l’argent à sa vraie place : celle de serviteur, et non de maître.
JB