Le Journal du Raid Centrale Paris 2011
Samedi 29 avril, 23h00. Les concurrents ont quitté la Corse à l’aube et le staff a passé la journée à tout ranger et à profiter un peu de la plage. Je suis avec toute l’équipe sur un quai du port d’Ajaccio où nous attendons, comme des centaines d’autres, notre ferry, qu’on annonce en retard.
Tout s’est bien passé : la semaine a été merveilleuse ; la Corse est sans doute la plus belle région de France avec l’Ardèche ; les candidats ont été charmants et bavards, le staff ouvert et serviable ; et surtout, mon article est fini. Je devrais avoir l’esprit totalement libre. Et pourtant, j’ai un léger sentiment d’insatisfaction que je n’arrive pas à refouler. J’ai comme une impression de plaisir sans orgasme. Il a manqué la cerise sur le gâteau, un peu de surprise, de folie, d’imprévu. C’est sans doute parce que je n’ai pas couru et que tout était trop lisse dans le confort de mon reportage. Les raideurs sont allés, eux, au bout d’eux-mêmes et sont partis le coeur en fête. Où trouver un peu de magie ? Il y avait bien ce soleil rouge sur la plage de Ruppione pendant le dîner, qui venait mourir dans la mer tranquille et illuminait la baie d’Ajaccio d’un chatoiement arc-en ciel. Mais ce n’est pas encore suffisant…
Il me manque donc un « supplément d’âme » ce soir. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’un petit miracle est sur le point de se produire. Sous l’impulsion de son chef Haroun, la « Band’aJoe » s’installe au bout du quai, et commence àjouer ses tubes : Kalachnikov, Brooklyn,Bubamara, Hot Stuff, etc. Face à elle, un grand arc de cercle se forme, d’environ deux centspersonnes composé des Centraliens du staff, maisaussi des passagers du ferry qui attendent deboutdehors. D’autres descendent de voiture pourprofiter du concert.
Car c’est un véritable concert que donne ce soir la fanfare pendant plus d’une heure. Elle ne secontente pas d’enchaîner les morceaux, ellechauffe son public. Elle le fait sauter, taper desmains, s’asseoir, se relever. Les Centraliens comme les badauds suivent le mouvement. La fanfare raconte des histoires, les mime, organise descombats d’instruments. Le saxophoniste, puis le sous-baryton et le trompettiste y vont chacun de leur solo. Le public est naturellement aux anges.Les enfants s’amusent. Une mère danse avec safille. Quelques vieux se prêtent au jeu. « C’estcomme une fête du sud-ouest » me disent-ils. C’estle moment que choisit l’abeille géante en peluche,mascotte du Raid, pour se mêler à la fête, en faisant danser quelques membres du public et en charmant les petits, comme Mickey à Disneyland.
Tous les Centraliens, et une dizaine d’autres spectateurs, se lancent dans une file indienne, qui serpente sous la musique. Tout le monde s’assied et on lance un paquito : c’est-à-dire qu’on porte à bout de bras et qu’on fait circuler de personne en personne ceux qui le veulent, le long d’un sinueux tracé humain d’une trentaine de mètres. On porte ainsi la mascotte, une dizaine de staffeurs et lesenfants du public. Un bambin de trois ans est porté de proche en proche par quatre-vingts Centraliens. Deux femmes dans le public se mettent à rêver que le ferry ne viendra pas et que la danse continuera. NX Télévision, qui avait prévu de ne plus rien tourner, cherche dans l’urgence une caméra avec encore un peu de batterie et de mémoire pour immortaliser la scène.
Malgré trois ans dans le monde des grandes écoles, je crois n’avoir jamais rien vu de tel : une véritable fête populaire spontanée entre des élèves et le commun des mortels. Les dix zouaves qui s’agitent sur leurs cuivres, avec leurs déguisements grotesques seront sûrement directeurs financiers,conseillers en stratégie ou PDG demain, maisaujourd’hui ils jouent pour des inconnus et leurs enfants. Ils savent diagonaliser des matrices, prédire le mouvement d’un système complexe et synthétiser des molécules rarissimes, mais en ce moment ils chantent à tue-tête « 51 je t’aime » pour distraire des gens qu’ils ne reverront jamais. Pour une fois, le talent indéniable des associations centraliennes est mis au service de tous. Pour une fois, on peut faire la fête sans une goutte d’alcool. Pour une fois, le microcosme des grandes écoles et le macrocosme des gens ordinaires se mélangent. Pour une fois, deux cents personnes prouvent qu’il y a mieux à faire pour gérer une longue attente que de maugréer dans sa voiture.
Après un an de préparation minutieuse, c’est donc pourtant le hasard d’un contretemps qui nousdonna l’heure de grâce et de poésie que j’attendais tant. Merci aux Joes pour leur chaleur humaine. Merci à vous de m’avoir lu. Gautier Joubert Samedi 29 janvier, 23h00. Les concurrents ont quitté la Corse à l’aube et le staff a passé la journée à tout ranger et à profiter un peu de la plage. Je suis avec toute l’équipe sur un quai du port d’Ajaccio où nous attendons, comme des centaines d’autres, notre ferry, qu’on annonce en retard.
Gautier Joubert
Toutes les photos ont été réalisées par Centrale Num