Faut-il arrêter avec le télétravail et revenir au bureau ? La question invite à choisir entre deux formes d’emploi qui interroge chacune, en des termes bien différents, les individus, l’emploi, la tâche à accomplir, la situation géographique, le contrôle, les secteurs public et privé… La diversité des formes d’organisation offertes par le télétravail bouleverse la relation traditionnelle à l’emploi et, à travers elle, les formes de contrôle et d’exercice de la tâche. Quand le télétravail bouleverse la relation de travail.
Reposant sur l’usage des technologies de télécommunication, le télétravail s’est rapidement développé depuis les années 2000, révélant une transformation du rapport des salariés à leur emploi. Ceux-ci ont en effet expérimenté une nouvelle forme de travail favorisant un meilleur équilibre vie privée/vie professionnelle, réduisant le temps de transport, voire autorisant un meilleur cadre de vie. Plus spécifiquement, le télétravail semblait encore apporter des réponses adaptées à des situations particulières aux salariés handicapés, stressés ou en souffrance sur un poste. Alors que de plus en plus d’employeurs rappellent les salariés « au bureau », la question de l’avenir de cette forme de travail se pose.
Le télétravail est une révolution sociétale et organisationnelle du travail
Le télétravail est une forme complexe de travail qui interroge tant la place des employés que celle de l’employeur. De plus en plus exigeants, les salariés ne semblent plus se satisfaire d’une forme unique de travail caractérisée par une unité de temps, une unité de lieu et une unité d’action. La diversification des formes de travail rendue possible par le télétravail leur permet d’organiser leur vie professionnelle en tenant compte de leurs attentes personnelles et révèle une transformation du rapport à l’emploi.
Quelle place pour l’employeur à la maison ?
La présence physique du salarié sur le lieu de travail n’étant plus le cœur de la relation de travail, le lien entre l’employeur et l’employé se déplace jusqu’au domicile du salarié, effaçant les frontières entre la vie privée et la vie personnelle. En télétravail, le salarié n’en demeure pas moins « au travail » et l’employeur doit par exemple veiller à ce que la confusion de la vie privée et de la vie professionnelle ne conduise pas à un allongement excessif du temps de travail. En la matière, le télétravail pose des questions délicates : lorsque l’employé est « au bureau », sa présence le contraint à effectuer sa tâche sur son lieu de travail, conférant ainsi à l’employeur un moyen simple de contrôle des conditions et du temps de travail. La situation est cependant beaucoup plus complexe lorsqu’il est en télétravail car il bénéficie alors d’une plus grande autonomie et d’une plus grande liberté dans l’organisation de sa tâche. Dans ces circonstances, le contrôle de l’employeur sur l’activité de son employé devient plus difficile. La Cour de Cassation a eu, par exemple, à se prononcer sur le cas d’un salarié dont l’activité était organisée deux jours par semaine en télétravail. Celui-ci s’était donné la mort sur le trajet de son bureau. Sa famille estimait qu’il ne bénéficiait plus de temps de repos suffisants comme le démontrait l’amplitude horaire entre le premier mail du matin et le dernier mail du soir.
La confusion de la vie personnelle et de la vie professionnelle
La distance entre l’employé et l’employeur ne facilite pas le contrôle de l’employé par l’employeur. La mise en place du télétravail requiert donc une confiance réciproque des deux parties. L’employeur, en effet, demeure responsable des accidents subis par l’employé en raison ou à l’occasion du travail. La question peut cependant se révéler délicate lorsque le temps et le lieu de travail se diversifient : l’accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail pendant l’exercice de l’activité professionnelle du télétravailleur est présumé être un accident du travail. Encore faut-il, toutefois, qu’il soit survenu en raison ou à l’occasion du travail. Or, le télétravail en imbriquant très étroitement la vie privée et la vie professionnelle ne permet pas toujours une vision très claire des circonstances de l’accident.
Ainsi, par exemple, un salarié en télétravail avait entendu un bruit de choc à l’extérieur de son domicile. La connexion internet s’étant interrompue, le salarié était sorti de chez lui pour constater qu’un camion avait heurté le poteau téléphonique. Déséquilibré, le poteau avait chuté sur le salarié, causant à celui-ci de multiples fractures et plaies ouvertes. La question se posait alors de savoir s’il s’agissait d’un accident de travail : selon les juges de la cour d’appel (CA Saint-Denis de la Réunion, 04-05-2023, n° 22/00884), en sortant de son domicile alors qu’il exerçait ses missions dans le cadre du télétravail, le salarié avait interrompu son travail afin d’aller se renseigner sur l’origine du bruit et de la panne informatique. Il a ainsi cessé sa mission pour un motif personnel, aucune obligation ne lui ayant été faite par son employeur de trouver l’origine de la panne ou de renseigner utilement l’opérateur téléphonique.
Alors, on arrête ?
Faut-il donc arrêter le télétravail et revenir au bureau ? Le télétravail bouleverse le rapport traditionnel à l’emploi et modifie les frontières traditionnelles de la vie privée et de la vie professionnelle, obligeant l’employeur comme l’employé à adapter leurs pratiques. Si bien qu’au-delà de l’alternative télétravail / présentiel, la question est avant tout affaire de confiance et d’équilibre. Affaire de confiance, car la décision de mettre en place un télétravail ne doit pas être prise à la légère : une fois le télétravail accordé, l’employeur ne peut plus revenir unilatéralement dessus. Affaire d’équilibre car la question ne doit pas être posée comme une alternative entre le télétravail et le travail en présentiel : tout dépend du dosage nécessaire à l’équilibre de la relation entre l’employé et son employeur. En d’autres termes, la question ne se pose pas en termes d’alternative présentiel / télétravail, mais en termes de relation à l’emploi.
L’auteur est Prof. Dr. Gaëlle Deharo, Full Professor – Droit privé, ESCE, Omnes Education Research Center