Premier concours d'éloquence à la Prison de la Santé
© Centre Pénitentiaire de Paris la Santé

Immersion au cœur du premier concours d’éloquence de la Prison de la Santé

Amateurs d’éloquence ou simple curieux sur la vie carcérale, vous êtes au bon endroit. Vendredi 4 novembre 2022 au matin, se tenait le premier concours d’éloquence au sein de la Prison de la Santé. Son thème : « le système carcéral est-il un instrument efficace de prévention et de lutte contre les délits et crimes ? » Une question qui a été posée à quatre détenus qui se sont pliés à l’exercice avec brio. Reportage.

Métro ligne 6, arrêt Glacière, direction la rue de la Santé et son centre de détention, l’unique de Paris intra-muros. Une fois passé le premier contrôle de sécurité, la cour d’honneur, puis un second contrôle de sécurité et de longs couloirs, nous arrivons enfin aux portes du QB1, le quartier de confiance du centre de détention. Ce bâtiment bénéficie d’un régime particulier : c’est ici où résident les prévenus (personnes en attente de jugement) ou les condamnés de courte peine. Ils disposent ainsi de davantage de libertés, avec des horaires de circulations libres dans le quartier, mis à part en cas d’incident. Pour y accéder, les détenus doivent « montrer un bon comportement » comme nous explique Guillaume, lieutenant exerçant au centre de détention. C’est donc au cœur de ce quartier, dans la salle principale voûtée, que se tient le premier concours d’éloquence organisé à la Prison de la Santé.

Un faux procès… contre la prison !

Organisé par le personnel du centre, ce concours au sujet plus que parlant est né de l’initiative de Quentin Demé, économiste passionné d’éloquence. Il intervient depuis juin 2020 au sein de la Prison de la Santé auprès de détenus pour « transmettre les connaissances de l’art oratoire », comme il l’explique dans son discours d’introduction. Quentin a ainsi imaginé un procès fictif pour savoir si on condamne ou relaxe le système carcéral. « On pourrait s’imaginer que les participants allaient plutôt se tourner vers la négative, mais nous avons aussi choisi de traiter la positive. » Dimitri et Victor défendront ensemble le système carcéral, pour faire face à Eric et Babacar, fervents opposants au système. Tout cela, sous le regard de certains membres du personnel de la prison, d’une juge, d’une vice-procureure, de certains prévenus et détenus venus les encourager… Mais aussi sous l’œil d’un jury expérimenté qui aura la lourde tâche d’accuser ou de relaxer le système carcéral, en fonction des deux orateurs les plus convaincants.

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Lumière sur les deux étudiantes du jury

Le jury est ainsi composé de la direction de l’établissement de la Santé, de Quentin Demé et de Clémence et Flore, deux élèves-avocates de l’HEDAC. Toutes deux en stage au tribunal de Nanterre, elles sont des habituées du centre de détention, puisqu’elles y donnent des cours d’alphabétisation et de Français toutes les semaines. C’est d’ailleurs grâce à l’un de leurs élèves, Dimitri, qu’elles ont eu vent du concours d’éloquence de la Prison de la Santé. Sans hésiter, elles ont accepté de faire partie du jury, non sans une certaine émotion de voir concourir Dimitri. Ferventes défenseures des moult activités organisées en détention, elles en profitent pour mettre en valeur leur action bénévole au sein de l’établissement. « C’est bénéfique, pas uniquement pour l’apprentissage du Français, mais aussi sur le plan humain. Pendant les cours, nous discutons tous ensemble, sans préjugés. Et les détenus sont très contents de voir des gens extérieurs » explique Flore.

Un concours de haut niveau

Les présentations faites, place au concours ! Eric passe en premier, non sans avoir un brin de trac d’ouvrir le bal. Il choisit de prendre l’exemple de trois histoires où la détention n’a pas été justifiée ou efficace, avant de faire comprendre à son auditoire que ces trois histoires sont en vérité les siennes, à trois périodes de sa vie. Un témoignage poignant malgré les hésitations. Viennent ensuite Victor et Dimitri, qui plaident ensemble, Victor ayant remplacé au pied levé un désistement de dernière minute. Le duo fonctionne et convainc l’auditoire, avec des adresses qui donnent à réfléchir. « Imaginez-vous, en cellule 22 heures par jour, 7 jours sur 7, 365 jours par an. La prison dégrade les conditions humaines, mais il faut bien sévir pour que la souffrance amène à expier ses erreurs » déclament-ils, tout en reconnaissant que le système est imparfait. Nous retiendrons d’ailleurs la conclusion de Victor : « changez votre regard sur la prison et aidez-nous à la changer de l’intérieur ! »

Le bal des plaidoiries se termine sur Babacar, à la négative, comme Eric. Son ton très calme et posé, cueille tout de suite les spectateurs présents. Et pour cause ! Il nous livre un discours très documenté sur « le système carcéral comme instrument de la justice, qui est par essence imparfaite, car humaine ». Nous apprenons au passage qu’il y a 60 % de récidive dans les trois ans suivant la sortie de prison, et que seulement 8 % du budget pénitentiaire est alloué à la réinsertion. Babacar inclut dans son discours le personnel pénitentiaire, qu’il juge lui aussi victime d’un système ne pouvant pas leur permettre des conditions de travail décentes. Parmi ses punchlines, le jeune homme énonce que « la prison est paradoxale au point où elle peut permettre à deux détenus de la défendre », un clin d’œil agile à ses adversaires Dimitri et Victor. Sa conclusion sur l’espoir d’un meilleur système achève un concours qui n’est pas gagné d’avance. Après une telle plaidoirie, le jury va-t-il juger le système carcéral comme efficace ?

Excellent bilan pour le premier concours d’éloquence de la Prison de la Santé

Suite à une longue délibération, le jury a jugé coupable le système carcéral ! Par conséquent, ils le condamnent et le déclarent inefficace… Tout en laissant un délai de 10 ans pour que le système se réinvente. Des coupes sont distribuées aux deux grands gagnants, et le jury insiste sur le fait que le niveau était tel, que les quatre ont chacun remporté un livre sur l’éloquence (récompense normalement réservée aux vainqueurs). Spectateurs et participants sont ravis, comme en témoigne Célia, CPIP (conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation) qui co-pilote les activités du quartier. « J’ai trouvé le concours super, très construit. J’ai été impressionnée par leur qualité d’orateurs, et leur capacité à combattre le stress » déclare-t-elle. Avant d’insister sur le fait que le centre est très ouvert aux activités et qu’ils sont très preneurs de volontaires, comme Quentin, Flore et Clémence, qui organisent de tels événements.

Les activités culturelles à la Prison de la Santé

Impossible de partir sans quelques mots de l’un des grands vainqueurs ! Eric raconte qu’il s’est inscrit aux cours d’éloquence seulement un mois et demi avant le concours. Participant déja aux cours de théâtre, il a choisi de suivre ces cours pour « apprendre à mieux parler, à se défendre. » Il a écrit son texte deux semaines avant le concours. « Pour moi, c’était une évidence de parler de mon parcours et de ne pas faire de la fiction… Même si j’aurais sans doute dû mieux le préparer » plaisante-t-il. Lui aussi s’enthousiasme du nombre d’activités qui augmente au sein du centre de détention. Eric a d’ailleurs aussi l’occasion de suivre des cours d’apiculture et vient même d’en être diplômé. La coupe obtenue pour sa victoire au concours d’éloquence sonne donc comme une fierté de plus, dans un quotidien où les fenêtres de respiration restent rares.