Michel Foucault, le grand inquiéteur

Trente après la disparition du charismatique auteur de l’Histoire de la folie à l’âge classique, Philippe Chevallier, un de ses meilleurs spécialistes, revient sur les apports à la fois thématiques et méthodologiques d’un des grands penseurs de la fin du XXe siècle. Ce faisant, il met à jour de nouvelles pistes d’approche du philosophe, dans une démarche de perpétuelle remise en question qui caractérisait précisément le travail de Michel Foucault.

Dans l’introduction de votre ouvrage, vous évoquez la difficulté qu’il y avait encore récemment à entreprendre une recherche universitaire sur l’oeuvre de Michel Foucault. Etait-ce imputable à son discours, volontiers iconoclaste ? À l’aspect inclassable de son travail, à la frontière de la philosophie et de l’histoire ?
On l’a même considéré comme dangereux, ce qui est un titre de gloire assez rare pour un philosophe. Une anecdote : en 2000, je décide de faire mon mémoire de philosophie sur Foucault. Réaction de l’un de mes professeurs, homme par ailleurs d’une grande probité intellectuelle : « Vous croyez vraiment que cela en vaut la peine ? » J’ai lu dans ses yeux que je le décevais profondément. Foucault a eu le don d’agacer prodigieusement une génération d’universitaires et le brouillage des disciplines que vous indiquez est certainement l’une des raisons de cet agacement : un philosophe qui fait de l’histoire ! Il est le premier à faire systématiquement un détour par l’histoire pour penser. Or les philosophes avaient tendance jusque-là à faire confiance aux historiens, à prendre pour argent comptant ce qu’ils leur racontaient, sans aller voir eux-mêmes les traces du passé qu’ils considéraient de toute façon comme extérieures au travail conceptuel. À cette « taylorisation » du travail universitaire – « dîtes-moi comment allait le monde au XVIIe siècle et je vous dirai ce qu’il en est de la conscience » –, Foucault substitue un double mouvement : inquiéter la philosophie par l’histoire, en défaisant tout ce qui nous semble stable et continu dans l’expérience humaine, et inquiéter l’histoire par la philosophie, en lui posant une question verticale : qu’en est-il du sujet et de la vérité ? Avant Foucault, on avait des histoires des mentalités mais pas d’histoire du rapport à soi ; on avait des histoires de la psychiatrie mais d’histoire du partage entre la folie et la raison ; on avait des histoires des sciences, mais pas d’histoire de la volonté de savoir. Pourquoi voulons- nous savoir ? Pourquoi la vérité a-t-elle une telle force dans notre civilisation, une telle place dans nos vies ? Ce sont des questions que ne se posaient pas les historiens.

 

Michel Foucault rapprochait sa démarche de l’archéologie. Pouvez-vous développer cette image, afin de mieux le cerner ?
L’image est belle et parle d’elle-même : isoler un terrain, le fouiller, enlever les sédiments déposés par le temps (qui empêchent de voir ce qu’il y a en-dessous), mettre à jour des vestiges anciens ; le tout de manière lente, précautionneuse : manier la truelle, le pinceau, la balayette, etc., pour séparer et distinguer. Si on explique la métaphore, on lui fait perdre sa fonction ! Disons qu’il s’agit toujours de retrouver ces temps reculés où les choses se pensaient différemment, non pas au niveau des idées, mais de leur organisation interne : le type de relation, d’implication, les délimitations, les seuils qui nous permettent de penser à un moment donné.

 

Pourriez-vous expliciter le rapport de Michel Foucault aux deux notions qui apparaissent dans le titre de votre livre, le pouvoir et la bataille. On sait que la première a été son sujet de prédilection. La seconde, qui pour sa part a trait à la figure de l’intellectuel engagé, constitue selon vous le « dehors » du pouvoir. Qu’entendezvous précisément par-là ?
Foucault a effectivement mis au coeur de son travail la question du pouvoir, non par obsession personnelle, mais simplement parce que nous sommes tous soucieux de savoir quelles forces s’exercent sur notre existence et quelle force en retour nous pouvons exercer sur notre environnement. Traditionnellement, la philosophie politique réduit la question du pouvoir aux personnes, corps constitués, instances ayant acquis par la force ou par la loi une situation d’ascendance : c’est la police, l’État, mon supérieur hiérarchique, etc. Par rapport à cette vision pyramidale, Foucault va opérer d’importants déplacements : le pouvoir n’est pas une chose que certains possèdent mais une relation (à l’exception de quelques situations-limite, j’interagis toujours avec le pouvoir qui s’exerce sur moi) ; il n’a pas pour seule fonction de limiter, de réprimer, mais il est aussi productif (il produit des savoirs et des formes de vie) ; il ne s’exerce pas seulement sur des individus, mais également sur des grands ensembles (une population). Bref, le pouvoir avec Foucault devient fluide, réversible, insaisissable et surtout omniprésent, car nous sommes finalement toujours « dans » le pouvoir. Tout ceci est juste, mais à force d’être répétée, une vérité – comme « le pouvoir est partout » – devient trompeuse, car elle devient un slogan. Or, il m’a semblé qu’il existait des situations où les relations de pouvoir étaient cassées – des situations de « bataille », comme je les ai nommées, où l’on ne trouve plus ni continuité, ni réversibilité, ni prévisibilité des actions. De cela, l’oeuvre de Foucault garde la trace, même s’il n’en jamais fait un thème à part entière de sa réflexion : certains soulèvements populaires, des formes nouvelles de militantisme, la radicalité et la franchise de certaines paroles viennent soudain suspendre le jeu. Notre actualité en témoigne, même si l’analyse en est forcément difficile, risquée.

 

Avant ce livre, qui est une édition revue et corrigée d’un travail antérieur, vous avez publié un Foucault et le christianisme. Quel en était le propos ? Le rapport au christianisme a-t-il été déterminant dans l’élaboration de sa pensée ?
Oui, car Foucault a très tôt pressenti que notre rapport à nous-mêmes – c’est-à-dire la forme de notre subjectivité –, dans les sociétés modernes occidentales, avait quelque chose à voir avec la manière dont l’Église chrétienne avait dès les premiers siècles gouverné les âmes. Maintenant, cette influence est souvent réduite à la question de l’aveu : cette obligation faite au chrétien, depuis le deuxième millénaire, de confesser ses fautes au prêtre, obligation qui aurait été simplement transposée au XIXe siècle dans l’aveu judiciaire, psychiatrique, etc. J’ai voulu élargir le paysage, et montrer que le « christianisme » de Foucault n’était pas confiné dans le petit meuble grillagé où se susurrent depuis le XVe siècle les mauvaises pensées de la concupiscence… Tout d’abord, Foucault insiste sur le fait qu’il n’y a pas continuité entre le sujet chrétien et le sujet moderne, mais une série de ruptures. Ensuite, quand il consacre plusieurs leçons aux premiers siècles chrétiens dans son cours de 1980, Du gouvernement des vivants (Gallimard, 2012), il remonte de l’aveu à des problèmes beaucoup plus fondamentaux, qui étaient déjà ceux de la philosophie grecque : Qu’est-ce que le salut ? Qu’est-ce que la perfection ? Un homme imparfait peut-il être sauvé ? À cette dernière question, le christianisme a répondu par l’affirmative, contre l’héritage grec. C’est cela, la « révolution » chrétienne : la possibilité du salut malgré l’imperfection humaine.

 

Pourquoi le lire aujourd’hui, trente ans après sa mort ? Quelle est son actualité profonde ? Lui voyez-vous une postérité ?
Cette postérité est bien décrite dans le beau livre collectif dirigé par Jean-François Bert et Jérôme Lamy : Michel Foucault, Un héritage critique (CNRS éditions, 2014). Sociologie, ethnologie, géographie, études de genre, postcoloniales, etc. la postérité de l’oeuvre dans les sciences sociales est immense – plus qu’en philosophie, pour les raisons mentionnées au début de notre discussion. Alors, oui, Foucault est actuel, nous aide à penser le présent, etc. Mais je suis de moins en moins à l’aise avec cette foultitude d’usages de Foucault, qui a eu le malheur un jour de comparer son travail à une « boîte à outils ». Ouvrez-mes livres, vous y trouverez des pinces, des tournevis, des serre-joints qui pourront être utiles à vos propres travaux. Ces emprunts-là nous rendent moins inventifs. Prenez la notion de pouvoir : tous les deux ou trois ans, Foucault forge une nouvelle notion, car il sent que celles qu’il utilisait auparavant sont devenues insuffisantes : après la « discipline », il va parler de « biopouvoir », puis de « gouvernementalité », etc. Or sa mort précoce semble avoir stoppé ce mouvement de perpétuelle invention, lui substituant un usage aujourd’hui monotone, répétitif, parfois non critique, de notions qui étaient pour Foucault de simples étapes. Un exemple : la question actuelle de la collecte informatisée de données toujours plus nombreuses (big data) ; il me semble peu éclairant de parler de « gouvernementalité » à ce propos qui demanderait d’autres outils, d’autres serres-boulons. Pour le moment, on lit sur le sujet des généralités qui montrent que notre réflexion ne s’est pas encore laissée suffisamment inquiétée par un problème nouveau. L’héritage de Foucault en sciences sociales, ce doit être la perpétuelle inquiétude d’avoir manqué notre objet, faute de nous être suffisamment arrachés aux modèles anciens.

 

Propos recueillis par Hugues Simard