Les séries sont parvenues en quelques années à devenir un produit culturel incontournable. Propulsé sur chacun des écrans par les plateformes de streaming, il devient aujourd’hui presque impossible d’échapper au phénomène sériel. Daenerys Targaryen, Thomas Shelby, June Osborne ou encore Assane Diop-Lupin sont devenus des héro.ïne.s aussi connu.e.s que Luke Skywalker ou Elizabeth Bennet en leur temps. Mais s’il est incontestable que la série nous divertit, a-t-elle quelque chose à nous apprendre ? La réponse positive à cette question mérite quelques éclaircissements.
Le regard organisationnel porté sur les séries
Nous définissons le « regard organisationnel » comme une capacité à observer et analyser les situations de gestion afin de les comprendre et de savoir comment s’y positionner stratégiquement. C’est donc une capacité éminemment pratique permettant de décrypter les jeux de pouvoir, les stratégies de communication ou encore les phénomènes culturels qui sont souvent cachés ou invisibles à l’œil nu, au regard qui n’est pas exercé. Afin de la développer nous avons imaginé, dans le cadre d’un cours de Sociologie et Théorie des Organisations, faire travailler les étudiants sur des séries télévisées. Exemple :
« L’information est la clé. Vous devez apprendre les forces et les stratégies de vos ennemis. Vous avez besoin de savoir lesquels de vos amis ne sont pas vos amis. »
Lorsque Lord Varys, sorte de Talleyrand des temps fictifs, prononce cette phrase dans la série Game of Thrones, cela est bien plus qu’une punchline. Varys traduit une vision du pouvoir qui repose sur la maîtrise des canaux d’information, et en cela il se conforme aux théories classiques enseignées en sociologie des organisations. Ainsi, pour le spectateur averti, regarder Game of Thrones c’est décortiquer en continu les ressorts du pouvoir dans les organisations. Bien sûr cela réclame un appareillage théorique adéquat mais la série a le mérite d’être immédiatement accessible. Elle permet une application simple et ludique et ancrée dans le réel de concepts qui parfois peuvent sembler abstraits. Il peut sembler paradoxal d’utiliser une fiction pour analyser le réel. Pourtant, la série est souvent le miroir des enjeux de notre temps. Comment ne pas voir par exemple un parallèle entre la guerre pour le trône de fer et les stratégies déployées par Bernard Arnault, « le loup du cachemire », pour prendre le contrôle d’une prestigieuse et séculaire maison de luxe ? En cela, la série est proche de notre époque. C’est toute sa puissance narrative, mais c’est également son potentiel analytique.
Éloge du temps long
Il y a là un deuxième paradoxe. A l’heure du binge watching (regarder les épisodes d’une série les uns après les autres, jusqu’à l’ivresse), de la disponibilité immédiate grâce aux plateformes mais également de la faculté offerte par ces mêmes plateformes de raccourcir le temps de diffusion d’un épisode en jouant sur la vitesse de diffusion des images, comment penser le temps long organisationnel par la série ? C’est à nouveau son format particulier, conçu sur plusieurs épisodes, souvent en plusieurs saisons, qui permet d’accéder à un déroulement étendu de l’histoire. La série devient alors un support d’analyse précieux pour l’étude de l’organisation car elle nous permet de voir celle-ci évoluer dans le temps et ses personnages à sa suite. Nouvel exemple :
« Je ne suis pas un traître à ma classe. Je suis juste un exemple extrême de ce qu’un homme qui travaille peut accomplir ».
Les séries offrent la possibilité de juger par nous mêmes
C’est en ces termes que Thomas Shelby, charismatique leader des Peaky Blinders, famille de gangsters aux méthodes ultra-violentes du début du siècle dernier à Birmingham, revient sur son ascension sociale. Tommy n’est pas que chef de gang, il a réussi à transformer une partie de ses activités criminelles en organisation légale, accédant ainsi à une respectabilité sociale de façade qui le conduira jusqu’à la députation. Cette réussite en forme de légende fait écho à de nombreux storytelling patronaux. On pense par exemple à François Pinault et à la success story autour du « petit entrepreneur breton devenu milliardaire ». Ce que nous donne alors à voir la série, n’est pas qu’une déclaration dont la partialité pourrait être soulevée, mais la possibilité de juger par nous-même. C’est par l’analyse de l’évolution de l’organisation et de ses personnages que l’on peut voir la fidélité ou non de Thomas Shelby à ce qu’il appelle « sa classe ». A nouveau, tout un appareillage théorique issu de la sociologie est nécessaire pour ce faire, mais la mise en récit de l’aventure fictive des Peaky Blinders nous offre toutes les données nécessaires. En quelques épisodes, le temps long se trouve compacté, réduit à son strict nécessaire pour nous permettre de nous livrer à une analyse pertinente.
La série est donc définitivement plus qu’un divertissement, elle est un matériau éminemment pertinent pour comprendre comment fonctionne une organisation et les enjeux auxquels elle est confrontée. Il n’y a alors que l’embarras du choix. Qui a vu, verra.
Les auteurs sont :
Xavier Philippe, Professeur Associé en sociologie du travail, EM Normandie, Laboratoire Métis
Yoann Bazin, Professeur en éthique des affaires, EM Normandie, Laboratoire Métis
Delphine Minchella, Professeure Assistante en Théorie des Organisations, EM Normandie, Laboratoire Métis