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Trois siècles et demi d’histoire, 350 000 oeuvres, 50 professeurs et 500 élèves : au coeur de la capitale, l’Ecole nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris cultive sur près de deux hectares un surprenant écosystème. Forte d’un patrimoine digne des plus grands musées parisiens, l’école abrite derrière ses murs les fleurons de l’art contemporain. Dans cet univers où passé et présent se côtoient à l’abri des regards, les nouveaux acteurs de la scène artistique viennent se frayer une place entre Matisse, Degas et Delacroix. Portrait d’une école pénétrée par son temps, où l’on s’étonnera à peine de rencontrer une statue classique redécorée aux couleurs de son époque…
Adieu rigueur, bonjour imagination !
Qui dit Beaux-Arts évoque généralement rigueur et académisme : une image un peu « poussiéreuse » que Nicolas Bourriaud, à la tête de l’établissement depuis 2011, aspire précisément à réformer. « Ce ne sont pas les élèves qui sont académiques, mais les bâtiments, la structure des lieux », explique Lulù Nuti, jeune artiste récemment diplômée. En effet, inutile de se promener très longtemps dans les couloirs pour comprendre que l’école a bel et bien coupé les ponts avec l’enseignement classique : dans un atelier, Maïa expose un tapis volant hérissé de tours Effel miniatures, symbole d’une capitale un peu « piquante ». Un peu plus loin, une autre élève tente de greffer quelques coraux sur des ossements humains dans un aquarium, et au milieu de la cour, trône une fragile sphère formée de roues de vélo collées les unes aux autres…
Si l’école dispense toujours une part importante d’enseignements théoriques et techniques, en particulier dans des disciplines comme le moulage, le travail du bois ou la céramique, la plupart des élèves confirment apprendre « sur le tas »: « Bien sûr, les professeurs nous montrent les bases, mais on réalise tout le travail d’approfondissement par nous-même », précise Moirera, élèveen 5e année. Une des particularités de l’établissement est en effet d’organiser son enseignement artistique par ateliers : les étudiants s’y trouvent mélangés d’une année sur l’autre, indépendamment de leur promotion. Il est aujourd’hui possible de sortir de l’école des Beaux-arts sans savoir dessiner, confirme d’ailleurs Ivan, artiste peintre récemment diplômé de l’école : « pour moi, le dessin, c’est la base de tout : mais il y a un moment il faut couper avec la théorie ; absorber tout ce que l’on peut, puis s’en débarrasser »… Plus question, confirme le directeur, de parler de « style Beaux-arts » : « Nous sommes attentifs à maintenir une véritable diversité de points de vue : il s’agit d’un métier basé sur une absolue singularité de vision, que ne s’apprend pas forcément… Car la créativité ne s’apprend pas, elle se suscite. »
« Ici, on apprend
à organiser sa créativité, à construite sa propre trajectoire intellectuelle… »
Dans la jungle des Ateliers
Autre particularité de l’établissement, les étudiants disposent d’une indépendance quasi-totale. Une autonomie qui ne manque pas de déstabiliser certains élèves : « Quand on arrive, on est un peu désorienté, confie Andrea, en 2e année. Il n’est pas évident de trouver son atelier et on se retrouve facilement face à soi-même. ». « Il y a un réel temps d’adaptation, confirme Maya, élève en 3e année. C’est un peu la course à l’atelier en début d’année, il faut se frayer une place entre les 5e années. Le lieu manque un peu de convivialité… » Une liberté que les étudiants semblent à nouveau apprécier quelques années plus tard : « Nous avons un champ d’action assez immense », témoigne Maya. « Ce qui est bien, dans cette école, c’est qu’on est libre et pas vraiment cadré », confirme Lulù Nuti. L’école, qui revendique cette stratégie, se défend en effet d’influencer ses élèves : « les étudiants des Beaux-arts sont des chercheurs autonomes dès la première année, explique Nicolas Bourriaud. Ici, on apprend à organiser sa créativité, à construite sa propre trajectoire intellectuelle… ». D’après Jean-Luc Vilmouth, chef d’atelier multimédia, cette débrouillardise servira d’ailleurs les étudiants dans leur futur milieu professionnel.
Puriste avant tout
Peu orientée vers les arts appliqués, l’Ecole forme avant tout des artistes. « On a tous le fantasme de trouver un collectionneur qui va tomber amoureux de notre travail », confie Moreira, élève en 5e année. Cependant, la plupart des étudiants ne s’attendent pas à pouvoir vivre de leur art : nombre d’entre eux travaillent déjà pour financer leurs études, et pensent effectuer une seconde profession une fois diplômés. Face à cet éternel problème d’insertion professionnelle, le directeur souhaite diversifier les débouchés : l’école a ainsi développé des partenariats avec Sciences Po, l’ENS, et l’Ecole du Louvre. Nicolas Bourriaud cherche notamment à renforcer le réseau de l’école, actuellement inexistant, et veut davantage accompagner les élèves de la vie étudiante à la vie d’artiste : dans le futur palais des Beaux-arts, une nouvelle salle d’exposition présentant les travaux d’étudiants en fin de cycle ouvrira notamment l’an prochain. Fidèle àune tradition séculaire, l’Ecole des Beaux-arts se défend néanmoins de tout utilitarisme : les élèves restent peu informés quant à la manière de démarrer administrativement dans le milieu, et doivent chercher par eux-mêmes leurs premiers contacts avec les collectionneurs, se déplaçant notamment lors des portes ouvertes.
Paris à la traîne dans le marathon européen
Sur le plan international, l’école dispose actuellement d’un solide réseau d’universités partenaires à travers le monde, et envoie ses élèves en échange en 4e année. « Tout centre artistique important s’appuie sur sa capacité à propulser de nouveaux artistes sur la scène internationale, remarque Nicolas Bourriaud. Or, ce qu’il manque à Paris aujourd’hui, c’est une grand école d’art plus internationale que l’Ensba ne l’est actuellement ».
Le directeur ambitionne donc de renforcer l’attractivité internationale de l’école, notamment en intensifiant sa communication à l’étranger. Co-fondateur du palais de Tokyo et ancien conservateur au Tate Museum, le récent directeur ne cache pas prendre cet enjeu particulièrement à coeur. La capitale de l’Art serait-elle en passe de perdre son avance ? « Paris a perdu du terrain par rapport à Londres et Berlin », reconnait-il. Beaucoup élèves songent déjà partir à l’étranger après leurs études : le manque de place et le prix des loyers expliquent en partie ce phénomène. D’origine argentine et récemment diplômé, Ivan compte lui-même partir à Berlin l’année prochaine : « Paris a un aspect trop traditionnel, trop cher, peu accessiblepour les jeunes artistes. La France, c’est bien pour faire ses études, mais il faut aller ailleurs pour se faire connaître. » Un constat qui ne laisse pas de surprendre, incitant tout à coup à plus d’humilité…
Alizée Gau