le grand entretien
Le président de la CGE Philippe Jamet affiche une posture combattive. D’un côté il est très motivé pour promouvoir la contribution des grandes écoles au développement économique et à la prospérité sociale, pour inciter les diplômés à inscrire leur réussite dans une perspective collective ; et de l’autre, il souhaiterait pouvoir focaliser son énergie sur les vrais enjeux plutôt que devoir répondre pied à pied aux attaques que subissent les écoles.
L’enseignement supérieur et les grandes écoles en particulier sont au coeur de nombreux débats, quel regard portez-vous sur cette ambiance ?
J’évolue depuis 35 ans dans le milieu des grandes écoles. Des institutions pour lesquelles je me bats volontiers car j’estime qu’elles sont une composante irremplaçable de l’excellence française. Aucun système n’est jamais parfait et nous pouvons toujours l’améliorer. C’est progrès. Les grandes écoles sont enviées à l’étranger, reconnues par les entreprises, dans leur contribution au développement économique et social. Paradoxalement, l’environnement général leur est corrosif, caustique voire hostile. En conséquence, la CGE doit consacrer une partie de son temps à des combats que j’estime inutiles. La France a besoin que nous utilisions notre énergie à meilleur escient.
Quelles ont été vos motivations pour prendre la tête de la CGE ?
J’estime qu’il est indispensable que nos combats individuels soient relayés par du collectif, qu’il faut être sur le pont ! Même et surtout lorsque la situation est compliquée.
Dans l’idéal, que devraient fondamentalement transmettre les écoles à leurs élèves ?
Nos élèves ont fourni d’importants efforts pour réussir leurs concours et sont dans la perspective d’un retour sur investissement. C’est important d’avoir une ambition personnelle. Mais aujourd’hui, l’ambition bien placée d’un diplômé de grande école doit être collective. Il doit apporter sa contribution à la société, se battre pour le développement économique, innover, entreprendre, aller vers les secteurs où se reconquièrent le développement et l’emploi ; avoir une vision collective de sa réussite personnelle. Plus le niveau de sécurité d’une personne est haut (et c’est le cas de nos diplômés), plus elle doit prendre de risques, entreprendre, libérer son énergie et non pas la confiner dans un environnement sécurisé.
Via quelle pédagogie cela passera-t-il ?
Les grandes écoles doivent créer un cadre éducatif valorisant, chez l’étudiant, la notion d’engagement personnel. Nous avons changé de paradigme dans l’enseignement supérieur. L’étudiant progressait dans un cursus académique mesuré par l’acquisition de connaissances. Aujourd’hui, on peut lui demander autre chose, il y a un dialogue, on sollicite son implication dans la formation. De nouvelles modalités pédagogiques émergent, les rapports élèves/ professeurs changent, il faut jouer là-dessus à tous les niveaux de l’éducation.
Pourquoi la CGE s’intéresse- t-elle à l’éducation en général en tant que sujet sociétal structurant pour le pays ?
On évoque souvent le manque d’innovation, de dépôt de brevets, de création d’entreprises, en France. Comment s’en étonner avec une éducation normative, dirigiste et punitive ? Si un élève est difficile, elle le recadre au lieu de lui trouver un cadre pour exprimer sa différence. Elle standardise et anesthésie la culture du risque. J’ai vécu aux Etats-Unis et au dessus de la porte d’entrée de l’école de mes fils était inscrit : Si vous faites une erreur, vous n’êtes pas en train de vous tromper, mais d’apprendre ! C’est pour cela que la CGE s’intéresse aux questions d’éducation, dans un périmètre qui dépasse largement ses établissements. Nous souhaitons apporter une remise en perspective de la représentation collective de l’éducation, de la réussite. D’autant que la société demande aux grandes écoles de régler des problèmes qui se sont accumulés tout au long de la chaine éducative. Nous avons besoin d’une grande vision de l’éducation dans notre pays.
Que proposez-vous ?
Il faut valoriser tous les niveaux de compétences, que chaque jeune soit orienté de manière pertinente afin de lui offrir un avenir. La situation de la France est paradoxale : elle est un des pays où les jeunes font le plus d’études et où ils ont aussi le plus de mal à trouver un emploi. Il nous faut repenser notre projet collectif d’éducation par compétences. Il faut cesser de présentercertaines filières et métiers comme des voies où l’on entre parce que l’on a échoué en filière générale. Il nous faut aussi une vision de développement de carrière qui dépasse la formation initiale. Par exemple, on sait que 70 % des créateurs d’entreprise ont un niveau inférieur ou égal au Bac. Si cela fonctionne bien, ils ont besoin ensuite d’une formation, pour passer l’étape critique entre l’artisanat et la PME. Voici un enjeu pertinent sur lequel doit s’investir l’enseignement supérieur.
Un mot sur la loi Fioraso ?
Elle comporte deux erreurs principales à mon sens. Afficher une cible en soi que la moitié d’une classe d’âge étudie dans le supérieur, en faisant une salle d’attente pour le chômage ! Et de laisser de côté la formation tout au long de la vie. C’est une erreur de s’attaquer à la question de l’employabilité par l’offre éducative. Le problème fondamental est la représentation sociale, une mentalité conceptuelle, au détriment de la confiance dans les qualités personnelles de l’individu. L’excellence de l’enseignement supérieur passe par le fait d’y amener des étudiants qui ont vocation à y réussir.
Grandes écoles et universités, la réconciliation est-elle possible ?
A la CGE, une certaine vision de la réussite et de la contribution économique et sociale rassemble les directeurs d’écoles. Ils sont acteurs de la société dans son ensemble. A l’instar de l’économie dans laquelle cohabitent groupes et PME/TPI et où chacun a sa place, nous sommes convaincus que l’enseignement a besoin de ses deux composantes universités et grandes écoles, que chacun a son rôle à jouer. Autant, il est important d’avoir de grands pôles à visibilité internationale, autant ce ne doit pas être un prétexte pour aligner de grands ensembles et perdre notre biodiversité. La résilience d’un écosystème est fondée sur sa biodiversité. Cette biodiversité nous est enviée et copiée à l’étranger. Pourquoi serait- elle indésirable dans notre propre pays ?
Le rêve de Philippe Jamet pour l’enseignement supérieur
Que la société dans son ensemble mesure la place de l’enseignement supérieur à sa juste valeur dans les enjeux économiques et la prospérité sociale. Qu’elle cesse de pointer les tares supposées ou avérées des grandes écoles. Qu’elle se dise que le pays a la chance d’avoir un outil formidable ! Je rêve que le pays soit exigeant envers son enseignement supérieur mais le laisse travailler, plutôt que de le conduire à perdre son temps en querelles internes et autres polémiques inutiles. Je rêve d’un contexte serein et encourageant pour que nous puissions nous concentrer sur les vrais combats en France et à l’international. C’est le seul contexte qui lui permettra de rendre le service qu’il doit à son pays.
A. D-F