L’artiste contemporain aide à nous interroger sur le monde dans lequel nous vivons et à revisiter les grandes questions de l’existence à l’aune de notre présent. C’est donc sans surprise que l’art utilise désormais le big data comme matière première. Le data art propose un commentaire critique mais aussi une vision prospective et esthétique de notre société digitale. De quoi susciter l’intérêt des entreprises et des consommateurs en quête de nouvelles expériences esthétiques.
Le World Economic Forum prédit que, d’ici 2025, 463 exabytes (pour rappel,1 exabyte = 10006 bytes) de données seront créés chaque jour dans le monde. Les traces numériques que chacun d’entre nous laisse de manière plus ou moins consciente mais aussi les données générées par des algorithmes puissants constituent un univers invisible et parallèle dont nous avons peu conscience. A quoi ressemble ce cloud de données qui nous enveloppe ? Comment lui donner une forme plastique et/ou sonore ?
C’est précisément à cette question que Ryoji Ikeda -artiste visuel et compositeur électronique majeur- a tenté de répondre en créant Data Verse 1, une des œuvres les plus marquantes de la Biennale de Venise 2019. Utilisant une quantité vertigineuse de données offertes en open source par le CERN, la NASA et le Projet Génome Humain, l’artiste propose une installation audiovisuelle qui emmène le spectateur dans un voyage du microscopique au cosmique et l’aide à questionner sa place dans le monde numérique. La firme horlogère suisse Audemars Piguet, mécène de l’œuvre, a par la suite demandé à l’artiste d’imaginer une œuvre immergeant les visiteurs dans les rouages de son nouveau modèle de montre. La commission des œuvres d’Ikeda a certainement mis l’horloger à l’heure du futur !
Les artistes peuvent également générer leurs propres données auxquelles ils donnent une dimension esthétique et narrative. Giorgia Lupi, information designer italienne basée à New York, a récemment mis sa force créative au service de & Other Stories, le label haut de gamme du géant suédois H&M. Après avoir collecté des données sur la vie et l’œuvre de trois femmes ayant particulièrement œuvré à l’avancement de la science, Lupi les a ‘traduites’ graphiquement. L’ensemble de codes ainsi créés a ensuite été introduit dans une ligne de vêtements spécifique.
En contraste avec les usages intrusifs et abusifs de nos données, leur mise en relief esthétique par des artistes nous permet d’entrevoir une façon plus créative de se les ré-approprier. A l’heure de la mesure de soi (self-quantifying) et de la loi RGPD, pourquoi ne pas imaginer que chacun d’entre nous puisse utiliser ses données comme matière première de créations inédites ? Dans un projet antérieur (Dear Data), Lupi invitait à ‘coder’ et ‘dessiner’ les données de sa vie quotidienne (pas de digital, ici) et à les partager avec ses amis par le biais de cartes postales. Une façon ludique et créative de réfléchir à la façon dont notre vie devient une suite de données auxquelles nous donnons parfois accès sans réfléchir aux usages que peuvent en faire des organisations peu scrupuleuses.
Comment les artistes ne pourraient-ils pas être tentés de jouer avec le feu des algorithmes et de l’intelligence artificielle ? Emboîtant le pas à des artistes comme Mario Klingeman, le collectif français Obvious s’est emparé des Generative Adversarial Networks (GANs). Après avoir nourri l’algorithme d’une base de données comprenant près de 15 000 portraits classiques peints entre le XVe et le XIXe siècle, la machine a ‘créé’ le portrait d’Edmond Bellamy, œuvre adjugée chez Christie’s New York le 25 octobre 2018 pour 350 000 dollars (hors frais). En guise de signature, l’algorithme utilisé par le collectif. Ceux-ci sont désormais prêts à mettre leur savoir-faire aux services des marques et seraient en pourparlers avec une griffe française pour offrir une collection de vêtements imaginée par des GANs.
Le Ganisme serait-il le prochain mouvement artistique explorant data, créativité, art et machine ? C’est certainement ce que pense Google dont le programme Artists + Machine Intelligence offre une bourse et une résidence pour tout artiste travaillant avec l’IA.
L’auteur est Catherine Morel, PhD, Professeure Associée
Directrice du Msc Management and Entrepreneurship in the Creative Economy.