Chanter, ou la nécessité de vivre : et la mort abdique

Au sein du camp de transit de Terezin, à une soixantaine de kilomètres de Prague, un nombre extraordinaire de musiciens a été rassemblé pendant la seconde guerre mondiale. Le compositeur Viktor Ullmann et Peter Kien, à la plume, y ont trava illé ensemble en 1943 pour l’opéra du camp. Les répétitions de Der Kaiser von Atlantis oder die Tod-Verweigerung ont commencé en mars 1944. Pièce en un acte et quatre scènes d’environ cinquante minutes, L’Empereur de l’Atlantide ou le refus de mourir est une ode à l’espoir de même qu’une satire féroce.

Dans une contrée présumée légendaire et au sein d’un univers chaotique, c’est sous l’apparence du conte de fée qu’un empereur isolé, Überall, règne sur une grande partie du monde. Dans un élan despotique sans précédent, il déclare une guerre universelle, déclaration relayée par la « fille tambour » qui explique que tous doivent s’entretuer. Ironie des ironies, le Deutschland über alles est exposé en mode mineur lorsque celle-ci proclame les conquêtes de l’Empereur.
L’Empereur ose dire que son vieil allié, la Mort, mènera la campagne. Cette dernière, offensée, brise sa faux et châtie les hommes qui ne mourront plus. Überall tente alors de déguiser cette sentence en annonçant à ses sujets qu’il leur offre la vie éternelle. Souffrants et mourants agonisent sans fin tandis qu’un homme et une jeune fille soldats, ennemis pourtant, ne peuvent plus se tuer et finissent par s’enlacer en chantant une aria d’amour. La Mort propose enfin de revenir si l’Empereur est le premier à se sacrifier, ce qu’il accepte avant de chanter ses adieux.
Plus qu’une pièce, il s’agit surtout d’un opéra dans la tradition classique tendant cependant vers le cabaret et même le spectacle de tréteaux tragi-comique. Le style se trouve d’un côté dans la lignée de Mahler et Weil, sans oublier Arnold Schoenberg dont Ullmann fut l’élève mais n’est pas dénué d’une influence légèrement jazz, à tendance populaire.
L’orchestration originale, calquée sur le modèle des formations de l’École de Vienne, est pour orchestre de chambre avec quelques instruments inhabituels (dont un trio de piano, clavecin et orgue, ou encore un banjo) et une remarquable économie de personnages. Intermèdes dansés, nombreuses parties parlées et récitatifs, Der Kaiser von Atlantis illustre au mieux le message de toute musique, chantée ou non : se placer volontairement dans un no man’s land dont sortira un message.
Le personnage d’Arlequin, qui bien entendu est le Pierrot de la Comedia dell’Arte, détourne les conventions puisqu’il est ici un vieil homme de presque trois cent ans dont le rôle est toujours de faire rire alors même qu’il a oublié comment. Il invoque la lune cruelle, dans une ligne mélodique binaire mais emplie de mélancolie sous-tendue de fureur grinçante, ce qui n’est pas sans rappeler la sonate pour violoncelle et piano de Debussy dont le sous-titre originel était « Pierrot fâché avec la lune ». Pour chanter ou jouer, le musicien ne peut pas se contenter de transmettre sans émotion puisque la musique n’est jamais indépendante de l’âme de son compositeur et ne devrait pas l’être de celle de son interprète.
Par un véritable tour de force, Ullmann incorpore différents motifs mélodiques dans son oeuvre dont le célèbre chant luthérien « Une forteresse puissante est notre Dieu » au sein d’un final grandiose où les personnages appellent la Mort à être leur hôte. Cette dernière qui déplorait son rôle de jardinier et chantait avec désespoir sa vieillesse et ses jambes qui refusent de rattraper les wagons motorisés de la guerre lorsque les hommes dédaignent son savoir-faire millénaire retrouve ainsi sa juste place.
Le haut-parleur (un baryton-basse, invisible – une idée de génie de la part d’Ullmann) fait part des millions d’hommes et femmes qui luttent au corps à corps avec la vie et s’efforcent avec la meilleure volonté de mourir. Son arrivée (« Hallo, hallo », récurrente) reprend le thème de l’Asrael Symphony (Josef Suk), annonciatrice de l’Ange de la Mort.
Chanter, jouer, interpréter, c’est vivre à son paroxysme et sentir, à l’instar de l’Empereur Überall sur le point de mourir, que nous sommes toujours humains. Et aussi ne pas oublier, en écoutant Der Kaiser von Atlantis les compositeurs et librettistes V. Ullmann et P. Kien envoyés à Auschwitz après la dernière répétition et gazés le 18 octobre 1944.

Bérénice Renard diplômée de l’Ecole de Formation des Barreaux, pour le Chœur des Ecos au sein de l’ESCP Europe