Istanbul ! Quel charme incomparable lorsqu’au coucher du soleil où la nuit tombée, enfants et pêcheurs se rassemblent sur les quais de part et d’autre du Bosphore… Le détachement journalistique flageole au contact d’une population trop chaleureuse pour laisser l’étranger indifférent. «People do care for each other», me résume une expatriée sud-africaine, charmée depuis un an par le subtil mélange de la grâce orientale alliée à la modernité de la grande métropole. Reprenons nos esprits, et traversons ensemble ce recoin d’Histoire et de contrastes aux frontières des deux continents.
Dans la chaleur accablante, je traîne ma valise sur les pavés luisants d’une ruelle : j’ignore encore la mélancolie de cet instant, dix jours plus tard, où l’heure sera venue d’emprunter le chemin inverse du retour. Sous le regard toujours amusé des vendeurs de rue, tapis dans l’ombre, à cette heure indécente de l’après-midi où le soleil pénètre obliquement les ruelles, les chiens errants attendent en silence et les hommes boivent du bout des lèvres un thé brûlant aux effluves sucrées. Mon auberge est située dans le quartier de Besiktas, en plein coeur de la ville moderne.
Des femmes voilées côtoient ici des jeunes filles flanquées de salopettes échancrées, le nombril à l’air. Sur la grande place de Taksim, lieu de tous les rassemblements, la lumière d’après-midi est si forte que les silhouettes découpées au couteau sur ce désert de béton blanc semblent sorties d’un mirage. Tous les dix mètres, des vendeurs ambulants proposent pour quelques centimes des bouteilles d’eau fraîche, des épis de maïs et de petits pains ronds, consommés à toute heure du jour et de la nuit. J’aurai plus tard l’occasion d’écouter une jeune étudiante me raconter le courage de la jeunesse stambouliote, malgré les manifestations durement réprimées par la police turque sur cette même place : « Istanbul est un endroit à part en Turquie, beaucoup de jeunes gens s’unissent pour préserver notre liberté et nos valeurs laïques. »
Dans cette partie de la ville où bars et terrasses ombragées se succèdent, les boîtes de nuit climatisées auxquelles on accède par de discrets escaliers en colimaçon offrent une vue imprenable sur le quartier la nuit venue, déversant sur l’avenue principale leur mélopées occidentales. J’attrape un tramway et me dirige vers le centre historique, tandis que le chant d’un muezzin enjoint pour l’heure les musulmans à la prière… Me voilà à Sultanamet : dressées à quelques centaines de mètres l’une de l’autre, la Cathédrale Sainte Sophie et la célèbre Mosquée Bleue, deux joyaux d’architecture, bordent le grand Palais de Topkapi et la Citerne Basilique. Faute de temps, nombre de touristes se limitent à l’exploration de ce quartier, son grand bazar et le marché aux épices. Le Bosphore et la Corne d’Or (bras de mer séparant la vieille ville de la ville moderne) se partagent les frontières de ce morceau de terre précieuse où vinrent jadis se succéder plusieurs civilisations au sommet de leur gloire. La cathédrale Sainte Sophie, flanquée de ses minarets et redorée aux couleurs de l’Islam à côté des icônes de quelques Saints Patrons, illustre la splendeur de Byzance, Constantinople et Istanbul réunies.
Construite par le célèbre architecte Sinan, la mosquée Suleymaniye surplombe la vieille ville au sommet de l’une des sept collines de la cité. A l’issue d’une rude ascension, mes efforts sont récompensés : me voilà abordée par un pieux bénévole, désireux d’échanger sur l’Islam : « La vision qu’a l’Occident de notre religion est souvent caricaturale », me confie Eray, ingénieur en télécommunications.
Passionné de théologie, ce jeune cadre partage son temps libre entre sa famille et ses échanges théologico-philosophiques avec les étrangers de tous horizons confessionnels. « Tout musulman a le devoir d’expliquer les principes de l’Islam à celui qui les ignore. Notre religion est basée sur la connaissance et le savoir : la compréhension de l’univers est la clé pour comprendre Dieu et s’en rapprocher… »
Une après-midi s’écoule dans le calme apaisant d’une alcôve : me voilà un peu moins ignare, mais surtout plus sensible au fossé de mon ignorance en matière de théologie, et comme sous le charme de quelques mystères qu’on aurait effleurés du doigt…En cette période de Ramadan, nombreux sont les habitants venus chercher la fraîcheur, le repos et le soutien de leurs pairs dans les mosquées que l’on arpente pieds nus : le murmure des conversations entre les groupes d’hommes et de femmes alterne avec les moments de prière, consacrant ces espaces en véritables lieux de vie. Rejoignons le Bosphore et attrapons l’un des ferries qui va et vient de part et d’autre du canal, permettant aux voyageurs, et surtout aux habitants, de se déplacer plus facilement vers des quartiers populaires de la ville. Le ronron du moteur berce les foules, les enfants et les jeunes couples s’accrochent aux balustrades tandis que des vendeurs de jus d’orange se faufilent entre les passagers. Tout n’est qu’ordre et beauté, tandis que la côte européenne s’éloigne sous la lumière dorée de fin d’après-midi. Le temps de la traversée, des jeunes filles piquent un somme sur l’épaule de leur mère et des groupes de jeunes gens passent un bras amical sur l’épaule d’un ami. Je contemple ce joli spectacle de tendresse humaine : assise parmi les stambouliotes, la bienveillance des regards tantôt curieux ou amusés éveille en moi un sentiment d’harmonie avec mon entourage qu’il est rarement donné de ressentir dans une capitale européenne. Dans le ferry, je tente une discussion avec ma voisine de droite qui depuis quelques temps m’observe, et dont le beau visage cuivré encadré par un voile absorbe calmement la lumière. Pas un mot d’anglais ! Autour de nous, nos autres voisins se démènent : ils tentent tant bien que mal de me traduire les consonances obscures ponctuant çà et là notre langage des signes…
« A Istanbul, les gens
se soucient les uns
des autres »,
m’expliquait une dame d’origine sud-africaine le premier soir de
mon arrivée.
Dès mes premiers jours dans la ville, la bienveillance des passants à l’égard des touristes égarés m’avait il est vrai étonnée. Combien de fois eus-je droit à une escorte personnelle pour me conduire en lieu sûr ! Mais voilà que le ferry approche de la rive asiatique : certains stambouliotes changent ainsi de continent plusieurs fois par jour. Ici, les prix entament une chute vertigineuse et des femmes plus couvertes mais non moins souriantes font leur marché loin des étals touristiques. Le quartier asiatique, moins dense, plus ventilé, offre aux promeneurs de longues balades le long du Bosphore. Sur la côte européenne nimbée de bleu, la fine silhouette des minarets de la ville aux mille et une mosquées se détache sous le regard vigilant des pêcheurs… Un soleil gorgé de miel dégouline lentement vers l’ouest, en laissant derrière lui quelques traînées de rose : il reviendra demain, égrener sur Istanbul une autre journée comme les autres.
Texte et photos réalisés par Alizée Gau