« La culture relève d’une définition double et contradictoire puisque qu’elle désigne à la fois le particularisme de chaque individu mais aussi ce qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, de nos origines, nous permet de transcender l’appartenance culturelle au profit de l’inappartenance intellectuelle. » Raphaël Enthoven
De son utilité ou pas ?
La culture a ceci d’indispensable qu’elle n’est pas utile mais possède, au contraire, la vertu d’apprendre aux hommes ce qu’il n’est pas nécessaire de savoir pour vivre. Elle ouvre sur une connaissance qui n’est pas seulement dictée par l’adaptation du monde à nos besoins. C’est d’abord en cela qu’elle nous «dérange». Car l’inculture est confortable, comme l’est le dogmatisme, le monolinguisme et l’enfermement dans la sphère étroite des aspirations individuelles, qui fabriquent des troupeaux de moutons perclus d’individualisme. La culture est un luxe, un désir naturel et non-nécessaire, un superflu qui donne au sujet le goût de l’autre et de l’intérêt pour la « liberté du monde » (Arendt).
« Il ne faut pas croire que la culture est une garantie d’intelligence. »
Peut-être peut-on penser la création indépendamment de la culture. Le fait qu’il existe des écrivains de génie qui n’ont pas de grande culture littéraire. En revanche, il me semble que seule la culture – au sens agricole et historique de « cultiver son jardin » – permet l’émergence de la nouveauté. Car il n’existe pas plus de nouveauté radicale qu’il n’y a de couleurs inédites. Le monde est un puzzle dont le réarrangement des pièces produit des figures nouvelles. Plus on a de pièces, plus il y a de combinaisons. La culture n’est pas une affaire de passé mais d’avenir.
La culture générale dans les GE
« Culture générale » est un oxymore qui mélange le schématisme et la distinction. Et pourtant, c’est une belle chose que cette discipline existe. Car au fond, c’est toujours approximations, que ses passeurs soient des décathloniens (ou des généralistes) plus que des spécialistes des questions qu’ils abordent. L’essentiel est d’éveiller son élève ou son interlocuteur au désir et à la curiosité qui lui permettra ensuite de prolonger tout seul le chemin qu’il a entrepris. C’est en cela que Proust rend hommage, dans Le Temps retrouvé, à ceux qu’il appelle les « célibataires de l’art », qui passent leur temps au concert, au théâtre, aux expositions, dont il se moque, tout en les comparant aux « premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait (déjà) le désir du vol ».
Telle Janus… La culture possède deux visages, celui de l’ancrage et celui de l’arrachement, le visage typé, tellurique, incarné, singularisant d’une tradition, et le visage magnifique (mais abstrait) d’une transcendance qui nous «déprend de nous-mêmes» (Foucault), et nous invite à penser le monde séparément du lieu qu’on y habite.
De la culture philosophique
Certes, en philosophie, la culture n’est pas une fin en soi, mais je crois aux vertus de l’érudition. La philosophie est aussi une affaire de connaissance objective. Seule l’histoire des idées permet de jeter sur le présent un regard intempestif. Seule la familiarité avec les textes et la connaissance des débats qu’ils ont suscités permet d’en faire des outils d’intelligibilité. De même qu’un joueur d’échecs parfait son niveau de jeu en apprenant par coeur des centaines (voire des milliers) de parties, un philosophe est d’autant plus pertinent qu’il a longtemps séjourné (comme en voyage linguistique) dans d’autres galaxies de pensée. J’ajoute qu’une grande culture philosophique est un remède au pédantisme et à l’exhibition. J’en veux pour preuve que Montaigne et Socrate, qui étaient les hommes les plus savants de leur temps, ne cessaient de penser contre eux-mêmes et de faire (à juste titre) profession d‘ignorance.
L’état de la culture en France
L’un des problèmes d’Internet est qu’il invite à confondre l’équivalence des droits et l’équivalence des savoirs. Or, selon le degré de culture mais pas seulement, toutes les opinions n’ont pas la même valeur, tous les discours n’ont pas la même acuité. La valeur d’une opinion est aussi fonction du savoir qu’elle porte en elle. Dans mon livre « Le philosophe de service et autres textes », je consacre à cet égard un chapitre à la toute-puissance de l’opinion, au « bigotisme égalitaire » (selon l’expression de Jacques Julliard) qui maquille un discours grégaire en jugement singulier.
« Si je sortais la tête de l’eau, j’aurais peur de me noyer. »
Mon émission de radio ‘‘Les nouveaux chemins de la connaissance’’, en direct de 10 h à 11 h sur France Culture (du lundi au vendredi), me prend un temps déraisonnable,et je continue à présenter « philosophie » sur Arte. En outre, je viens de publier un livre chez Gallimard « Le philosophe de service et autres textes »
Patrick Simon