Les derniers mois ont montré que l’Europe stagnait dans une crise probablement plus durable qu’escomptée. On nous avait appris que l’endettement américain était une source de déséquilibre majeur face au potentiel de stabilité que pouvait représenter la situation financière européenne, mais les rôles se sont inversés et la zone euro elle-même semble fragile. Un manque de cohésion et de longs pourparlers entre les Etats membres nuisent à l’efficacité européenne, ce qui affole les marchés : la réaction américaine a été coordonnée et plus rapide. La crise actuelle est autant économique que politique : où ailleurs trouver une solution ?
Les pouvoirs publics affaiblis, il est clair que les pouvoirs commerciaux et financiers ont pris le dessus. Une supériorité technique leur a permis de rendre le marché illisible aux régulateurs par l’émission de produits complexes – ce fut le début de la crise, et la menace d’un cataclysme économique a permis aux too-big-to-fail de se faire refinancer, avant que ces mêmes instances n’en viennent à menacer la solvabilité des Etats par des pratiques spéculatrices. L’intérêt général s’est avéré leur être indifférent : nos banques mutualisent les risques, pas les profits.
A côté, la société civile est un ensemble d’organisations ou de groupes constitués de façon plus ou moins formelle, qui n’appartiennent ni à la sphère gouvernementale, ni à la sphère commerciale, et dont l’exigence démocratique exclue aussi généralement les instances religieuses. En regroupant notamment les organisations syndicales et patronales (« partenaires sociaux »), les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations, elle est un troisième pouvoir décentralisé. Elle n’est pas indépendante de la politique ou de l’économie, mais Hobbes, Locke et Rousseau qui en sont les pères spirituels, la voyaient comme ce qui devait permettre à la société une paix immanente, qui enfin ne vienne pas de l’extérieur ou d’en haut. C’est la fracture entre le pouvoir politique et la société, alimentée aujourd’hui par un sentiment populaire d’impuissance ou d’injustice, qui explique qu’on parle de société civile.
Face à ce sentiment, certains appellent à l’indignation, d’autres à l’opposition. Ces méthodes tiennent du politique et sont nécessaires ; il n’est pas besoin d’avoir d’avis tranché pour trouver indigne que l’allongement du temps de travail soit dicté par les marchés. L’exemple de la révolte tunisienne, action politique menée par la société civile, ne doit pourtant pas nous aveugler. Ici, les grèves récentes furent des combats perdus et, au moins économiquement, contreproductifs – LRU, retraites. En se politisant, les associations et surtout les syndicats se privent de l’adhésion d’une partie de leur base sociale qui tient à la neutralité. Le sentiment d’injustice, partagé, ne doit pas se limiter dans la société civile à une action politisée : pourquoi ne faire que réclamer la solidarité en groupes prosélytes quand on peut la construire tous ensemble?
En effet, les organisations civiles possèdent un fort pouvoir économique ; le secteur associatif à lui seul représente 5 % du PIB français. Ce pouvoir économique a des effets concrets de redistribution : la quantité de repas offerts par les Restaus se compte. La conception française veut cependant que l’Etat soit le garant de l’intérêt général, ainsi les associations restent adossées aux subventions publiques pour en moyenne 50,6 % des budgets. Malheureusement, la baisse des subventions entamée il y a quelques années s’annonce aussi durable que les problèmes de dette publique, et la crise réduit le mécénat d’entreprise. Les associations devront chercher ailleurs les moyens de soutenir leur action, mais elles ne pourront pas compter sur un don financier accru d’individus qui eux aussi peinent au quotidien. Pourtant, leur rôle est essentiel car elles sont seules à pouvoir transformer les situations d’ « inactivité économique » (chômage, conflits sociaux) en richesse, à travers le bénévolat. Si les capitaux fuient, en investissant du temps humain dans la société civile, c’est parfois sans protester malgré l’injustice, que nous pouvons plus sûrement créer de la valeur et changer les choses.
Antoine Colonna d’Istria, pour Festival d’Hiver HEC