Maurice Thévenet

ESSEC Business School : les contraintes de la libération

L’entreprise se libère, elle doit se libérer, ou peut se libérer. C’est la conviction de nombreux chefs d’entreprise qui observent avec attention des expériences managériales originales dont les plus emblématiques, en France, sont par exemple Favie ou Chronoflex. Des ouvrages de référence[1] s’imposent, des polémiques surgissent sur les réseaux sociaux, autrement dit tous les ingrédients du succès sont réunis pour faire de la libération des entreprises une question incontournable.

 

L’innovation, nouvelle frontière du management

L’idée centrale de ce mouvement est sans doute d’affirmer que le management est un lieu d’innovation. Les organisations ont besoin d’innover dans leurs produits ou services, dans les processus de fabrication ou de gestion des opérations mais aussi dans leur mode de collaboration, de travail ensemble. On en a la preuve dans les entreprises citées quand sont remises en cause les hiérarchies traditionnelles, les processus de contrôle ou la mission même des managers et des fonctions-support. Les start-ups, ce nouvel horizon pour les jeunes diplômés ou les cadres fatigués des grandes organisations, offrent de nouveaux modes de travail productif et tous les spécialistes du management, en prêtant l’oreille aux thèmes des générations ou du digital, mesurent l’impératif d’innovation managériale imposé par la société.

De quoi faudrait-il se libérer ?

Mais de quoi au juste l’entreprise veut-elle se libérer ? Cette préoccupation n’est-elle que le dernier avatar d’un profond mouvement de libération particulièrement fort au siècle dernier, selon lequel les hommes devraient se libérer de tout ce qui les contraint, les systèmes politiques, la religion, l’inconscient, etc. L’entreprise et le management ne seraient alors que la dernière institution à se soumettre au mouvement.

Ne s’agit-il pas plutôt de se libérer d’une pensée unique selon laquelle il n’existerait, selon les principes anciens du taylorisme, qu’une seule bonne manière de faire, qu’une seule organisation optimale qui s’imposerait à chacun ?

Ou n’est-ce pas enfin la libération d’une vision qui réduit l’entreprise aux seuls produits, aux activités ou à la finance, comme semblent l’accréditer les programmes des business schools mais aussi les intérêts des entreprises et des étudiants peu portés sur les questions humaines et managériales.

 

Le doigt et la lune

Devant ce grand mouvement de libération managériale, deux attitudes sont possibles.

La première est celle du militantisme mais on la laisse à la discrétion de chacun.

La seconde consiste à tenter de regarder la lune plutôt que le doigt qui la désigne. A écouter les leaders d’entreprises libérées, on est frappé de leur unanimité à narrer une expérience personnelle plutôt qu’à promouvoir un modèle.

Premièrement, elles affirment un projet clair qu’elles cherchent à mettre en œuvre sans concession, comme s’il constituait la référence commune à laquelle pouvoir tout relier. Deuxièmement, les mécanismes managériaux et organisationnels sont seconds par rapport au souci de cohérence entre ce projet, les modalités d’organisation et les comportements de chacun : le plus important n’est pas tant ce qu’elles font que la cohérence de ce qu’elles font. Troisièmement, on retrouve dans ces entreprises un très fort engagement des personnes. La libération des entreprises crée peut-être de l’engagement, mais cet engagement est surtout une condition nécessaire pour que la libération fonctionne.

Entreprise libérée : vers une nouvelle forme de management ?

 

[1] Getz, I, Carney, B. Liberté et Cie. Champs, 2016

Laloux, F. Reinventing Organizations. Diateino, 2015