Manager l’humain ou manager l’IA, même combat ? Disons-le sans détour, la réponse est non. L’IA ne se manage pas, au sens où on peut manager un collaborateur. L’IA, à son stade actuel de développement, celui d’IA faible, n’est dotée d’aucun bon sens, d’aucune émotion, n’a pas de volonté ni de motivation. Elle pose néanmoins de vraies questions et enjeux quant à son intégration dans le travail quotidien des collaborateurs. Plus globalement, et selon nous, l’enjeu central est celui du développement des interactions possibles entre les différentes formes d’intelligences humaine et artificielle existantes et les différentes tâches, et missions, à réaliser par les collaborateurs au quotidien.
Un ensemble d’éléments logiciels et matériels permettant le traitement de données pour délivrer des informations et/ou des actions.
L’IA est constituée d’éléments logiciels (ce qu’on appelle également la partie « software »), d’éléments matériels (ce qu’on appelle également la partie « hardware ») et, bien évidemment, de données.
L’algorithme, « séquence d’instructions », cœur de l’intelligence artificielle
Les algorithmes constituent le cœur de l’IA et, également, celui des éléments logiciels. Comme le rappelle Yann Le Cun, « Un algorithme est une séquence d’instructions. Un point, c‘est tout. Rien de magique là-dedans ». Lorsque je prépare un dîner pour des amis et que je rajoute une tomate cerise dans chaque assiette puis une branche de persil, pour décorer le tout, un algorithme guide mon action. Je suis, au sens de « suivre », une séquence d’instructions. D’abord je rajoute un ingrédient appelé « tomate cerise », puis un autre appelé « persil ». Appliquées à l’IA, et de manière beaucoup plus complexe que l’exemple donné précédemment, ces séquences d’instructions, permettent de traiter des données en grand volume et d’en sortir des informations et/ou de mettre en place des actions. L’algorithme de Shazam permet de fournir les informations liées à une chanson (son titre, le nom du groupe, son genre) en se basant sur la reconnaissance de cette chanson. Waze permet à la fois d’avoir des informations sur un trajet entre un point A et un point B (date d’arrivée et parcours à suivre) tout en l’optimisant en temps réel.
Il est important de noter qu’il n’existe pas une catégorie, mais des catégories d’algorithmes et que chaque catégorie recouvre plusieurs séries d’algorithmes. De manière non exhaustive, il existe des algorithmes pour trier et rechercher des informations, des algorithmes pour crypter des données, ou encore, des algorithmes pour compresser des données (2). Autrement dit, il n’existe pas une intelligence artificielle mais des intelligences artificielles.
Disques durs et microprocesseurs, la partie matérielle de l’intelligence artificielle
Toute cette partie logicielle existe et fonctionne grâce à une partie matérielle (hardware). Celle-ci permet de stocker les données et de faire fonctionner les algorithmes. En la matière, les disques durs (permettant le stockage des données) et les microprocesseurs (permettant de faire tourner les logiciels et algorithmes) sont les passages incontournables. Ce sont particulièrement sur ces deux derniers points que la technologie a évolué rapidement ces dernières années permettant un stockage de données plus important et améliorant les vitesses de calcul.
Les données, « nourritures des algorithmes »
Les données enfin sont des ensembles de chiffres, mots, images, sons, mixte d’une partie ou la totalité de ces éléments, encodées dans des suites de « 0 » et de « 1 », elles-mêmes enregistrées sur des disques durs. Pour filer une métaphore biologique, les données sont en quelque sorte la nourriture que le corps (les algorithmes) va ingérer et transformer pour pouvoir ensuite mener des actions. Ce sont en effet ces suites de « 0 » et « 1 », stockées sur des disques durs, que les algorithmes, séquences d’instructions que font tourner des micro-processeurs, vont trier, organiser, analyser pour en tirer des informations et/ou mettre en place des actions. Pour reprendre les termes de Yann Le Cun, « Rien de magique là-dedans ». C’est important de le rappeler. Néanmoins, et c’est également important de le rappeler, beaucoup de technologies matérielles et logicielles, ainsi que beaucoup de mathématiques, permettent l’existence de l’IA telle qu’on la connaît aujourd’hui.
L’ère de « l’intelligence humaine augmentée » ou quand la machine dépasse l’Homme sur des tâches circonscrites en termes de traitement de données.
Comme le rappellent des spécialistes comme Yann Le Cun, Luc Julia ou encore Aurélie Jean, l’IA est aujourd’hui au stade d’IA faible. Cela signifie qu’elle n’est pas capable d’apprendre par elle-même. Une phase d’apprentissage, dite supervisée, doit être mise en place pour permettre à l’algorithme utilisé, ou à un ensemble d’algorithme utilisé, de pouvoir accomplir une tâche. Pour reprendre un exemple classique, il faudra transmettre des milliers de photos de chats à une IA pour qu’elle soit capable de reconnaître un chat. Autrement dit, d’un point de vue mathématique, il faut, dans un premier temps, que des milliers de séries de « 0 » et « 1 », organisées sous forme de matrice, représentant des chats dans toutes leurs diversités, soient stockées sur un disque dur. Dans un deuxième temps, un algorithme va ensuite repérer des « patterns », de manière simplifiée « des points communs » entre ces différentes matrices, pour pouvoir ensuite savoir si une matrice de « 0 » et « 1 » qui lui sera proposée dans le futur, comporte les points communs avec les matrices analysées précédemment et donc si cette nouvelle matrice correspond à un chat.
Forces et faiblesses de l’IA
Cet exemple montre la faiblesse et la force de l’IA. Il faudra des milliers de photos pour qu’un algorithme apprenne, autrement dit sache reconnaître dans des matrices de « 0 » et de « 1 », un chat. Il suffira d’une fois à un jeune enfant pour apprendre à reconnaître un chat. Néanmoins, la force de l’algorithme, par rapport à l’enfant, est qu’il traitera en un temps record, des centaines, des milliers voire des millions de photos, pour repérer si une photo comporte ou non un chat. Il faudra des heures, des jours, des semaines, des mois à un enfant, ou à un adulte, pour faire le même travail. Cela permet déjà d’aider des médecins dans le diagnostic du cancer. La machine est aujourd’hui beaucoup plus rapide que l’humain pour repérer, trier, organiser et optimiser des informations sur un type de tâche circonscrite et sur des gros volumes de données.
Néanmoins, comme le rappelle Luc Julia, « l’Intelligence artificielle n’existe pas ». A son sens, il vaudrait mieux parler « d’intelligence augmentée », « qui aide les êtres intelligents à avoir plus de capacités et à être meilleurs dans des domaines spécifiques ». Il précise que l’IA nous surpasse sur des tâches circonscrites, « souvent répétitives et fortement codifiées ». Autrement dit, et en l’état actuel des choses, les IA ne sont pas intelligentes au sens où nous le sommes. Elles sont limitées à un domaine spécifique, ne sont pas douées de bon sens, ne sont pas capables d’orienter leurs apprentissages, n’ont pas de volonté. Contrairement à ce qui est parfois avancé, elles peuvent également discriminer, certes sans volonté de le faire. Elles sont, en effet, dépendantes des données qui leurs sont fournies. Prenons un exemple simplifié d’une entreprise qui analyse la performance de ses commerciaux. Si cette population de commerciaux est constituée principalement d’hommes, l’algorithme d’analyse en déduira que seuls les hommes sont performants à des postes commerciaux dans cette entreprise.
Entre risques et opportunités, le temps des synergies ?
Comme l’indique Charles Cuvelliez et Emmanuel Michiels dans une tribune sur le site du journal « Le Monde », aujourd’hui, « La question n’est pas celle d’une intelligence artificielle qui remplace l’expert mais qui le seconde ». De manière symétrique, la question n’est pas de savoir si « manager l’humain ou manager l’IA constitue un même combat » mais « comment on peut créer les synergies, d’aujourd’hui et de demain, entre les collaborateurs et les différentes formes d’IA faibles ». Ces synergies doivent amener à ce que Luc Julia définit « l’intelligence augmentée » de l’humain, en l’occurrence du collaborateur. De manière non-exhaustive, Les IA peuvent :
- Permettre d’automatiser des tâches à faible valeur ajoutée et permettre au collaborateur de se focaliser sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. La « Robotic Process Automation » (RPA) permet aujourd’hui de déployer des robots logiciels pour répondre à des questions récurrentes de clients et/ou de collaborateurs (dans le cas du service RH d’une entreprise par exemple), de déclencher la mise en œuvre de différentes opérations pour l’arrivée d’un collaborateur (création de son adresse e-mail, envoie des documents à remplir…). Les applications vont de l’automatisation des calculs, à la saisie des données, en passant par le traitement de requêtes.
- Permettre de faire des analyses que l’on ne faisait pas avant et, voire, ce que l’on ne voyait pas avant. Pour reprendre l’exemple de la performance des commerciaux, une entreprise s’est rendu compte que ses meilleurs commerciaux n’étaient pas ceux ayant été formés initialement dans son secteur, mais ceux ayant exercé dans d’autres secteurs. Information intéressante à connaître pour favoriser la diversité des recrutements.
- Permettre d’optimiser le travail au quotidien. Waze est un exemple d’IA déjà bien présent pour les collaborateurs qui ont des déplacements à effectuer en voiture. La société Emvista a développé Prevyo pour aider chaque collaborateur à gérer ses e-mails.
- Permettre d’imaginer des solutions auxquelles on n’avait pas pensé. Aujourd’hui des algorithmes peuvent imaginer des recettes de cuisine ou réaliser des œuvres d’art. Il est important de noter qu’elles ne sont pas dotées de capacité créative, au sens où elles inventent quelque chose de réellement nouveau. Elles sont dotées d’une capacité créative au sens où elles imaginent des séquences de données auxquelles on n’avait pas pensé à partir de données antérieures.
Toutes ces sources potentielles de synergie vont bien évidemment nécessiter d’accompagner les collaborateurs sur leur compréhension de l’IA, tant au niveau des apports que des limites, leur montée en compétences et, sûrement, la levée de certaines appréhensions. Intégrer l’IA va nécessiter de manager l’humain. Pour terminer, ces sources de synergies potentielles ne doivent pas faire oublier les enjeux que soulèvent l’IA en termes d’évolution des emplois et des compétences, en termes d’éthique, et en termes d’attention à porter à l’ensemble des limites que comporte l’IA.
Sur le point de l’impact de l’IA sur l’emploi, les études de ces dernières années sont assez contradictoires. A titre personnel, je pense qu’il est important d’avoir en tête deux éléments :
1) que l’IA est plus performante que l’Homme sur une tâche donnée, et que cette tâche doit être structurée par des données
2) qu’un poste, quel qu’il soit comporte un ensemble de tâches. Les conséquences du recours à l’IA sur l’emploi seront donc multiples. L’IA fera disparaître des métiers, totalement ou en nombre, constitués uniquement de tâches cognitives répétitives et structurées par des données, comme l’e-mail et la bureautique a réduit progressivement le nombre d’assistante dans les organisations. L’IA fera également évoluer beaucoup de métiers quant aux tâches à effectuer par deux mécanismes. Le premier sera celui de la disparation des tâches à faible valeur ajoutée pour les remplacer par des tâches à forte valeur ajoutée. Le deuxième sera l’ajout de tâches pour augmenter la qualité du travail (interagir avec son IA pour analyser des solutions encore non envisagées, interagir avec son IA pour optimiser l’organisation de son travail…).
Emmanuel Baudoin, directeur du Master 2 « Management Digital des Ressources Humaines – Spécialisation : gestion de crise », du projet OpenHR et du HRM Digital Lab de Institut Mines-Télécom Business School. Il est également l’auteur de « Manager la transition, telle est votre mission ! »