C’était prévisible. Il fallait bien que cela se termine un jour. Un matin, je me réveille, et voilà, la sentence tombe, il ne reste plus que vingt-quatre heures avant de quitter le continent sud américain. El tiempo vuela (le temps passe vite), disent les Péruviens.
Et pourtant cette idée de retrouver métro-boulot-dodo semble impossible, irréelle, inconcevable après avoir clôturé mes quatre mois d’études à Lima par un mois entier passé à sillonner les routes du Pérou et de la Bolivie. D’un jour à l’autre et de ville en ville, accompagnée d’amis, je suis partie à la rencontre de la forêt amazonienne, de la ville blanche d’Arequipa, j’ai franchi la frontière, mis les pieds en Bolivie, découvert le lac Titicaca puis la Paz, le désert de sel, les volcans, les mines, les missions jésuites, et tutti quanti…
Chaque jour, des heures interminables de bus écoulées en dormant le sac à dos sur le ventre pour ne pas se le faire voler, et les boules Quiès dans les oreilles pour essayer, sans succès, de ne plus entendre la musique tonitruante de films d’action où Will Smith et Brad Pitt parlent en espagnol. Chaque jour, la recherche d’un hôtel bien placé, bon marché et sécurisé, où l’on débarque sans avoir réservé, et dont le tarif abordable s’obtient au prix d’une douche glaciale. Chaque jour, la rencontre d’autres Français, si nombreux à voyager, y compris dans les coins les plus reculés, et tellement reconnaissables avec leurs polaires Quechua, et leur minois qui nous est familier. Chaque jour, la même nécessité de flairer l’arnaque, de négocier, de faire en sorte que le taxi ne nous fasse pas payer plus cher, que le bus nous laisse au bon endroit, que le guide ne nous mente pas sur le contenu de l’excursion. Chaque jour, le petit déjeuner dans le marché, où les cuisinières de l’âge de nos mères, toutes semblables d’une ville à l’autre, avec leurs deux tresses noires et leur grand tablier à poches remplies de petite monnaie, nous servent du pain avec de l’avocat et un verre de jus de fruit de la taille d’une carafe.
De tous ces endroits visités, je retiens la frappante diversité : difficile de concevoir que l’eau scintillante du lac Titicaca, l’étendue immaculée du désert de sel d’Uyuni, les sommets enneigés de la Cordillère des Andes, l’eau rouge de la lagune colorée, les palmiers verdoyants de la région de Santa Cruz, et les rues bondées de la Paz, appartiennent à un seul pays, la Bolivie.
Mais si partout la beauté de Mère Nature fait loi, certains lieux m’ont marquée plus que d’autres. L’Amazonie, dans la région d’Iquitos, au nord-est du Pérou, représente ainsi sans conteste le souvenir le plus précieux que je garde de mes voyages. L’avion survole tout d’abord des hectares de forêt où l’on ne distingue rien sinon des arbres, des arbres, et des arbres. Puis le pied à peine posé sur le sol de l’aéroport, mes amies et moi sommes harcelées par la horde de chauffeurs de taxi qui attendent devant la porte de sortie, hélant les passagers dans un flot ininterrompu de cris assourdissants : « Taxi ? Taxi ? Taxi ? ». Deux minutes plus tard nous embarquons, cheveux aux vents, sourire niais aux lèvres, et main sur le sac à dos pour éviter qu’il ne tombe au premier soubresaut, dans un moto-taxi qui roule à pleine vitesse et slalome entre la multitude d’autres véhicules à deux roues qui occupent la route. Arrivées à destination, au port d’Iquitos, nous montons à bord d’un pamacari, ce long bateau local qui ressemble à une pirogue dotée d’un toit. C’est parti pour une heure et demi de balade sur le fleuve Amazone, pendant laquelle nous sommes bercées par le bruit régulier des flots, et endormies par le soleil qui caresse notre peau.
Le guide, un jeune de notre âge, entame gentiment la conversation. Derrière son regard doux et son apparence timide, c’est un aventurier, un vrai, qui est né dans un village reculé de la forêt amazonienne, qui marche pied nus sur la terre battue, et qui pose de vraies tarentules sur sa casquette pour draguer les minettes. Pendant quatre jours, c’est lui et ses collègues qui nous révèlent les secrets de la jungle et son environnement : pêcher des piranhas à l’aide de bouts de poulets, écraser les termites dans ses mains pour en faire un anti moustique naturel, grimper sur des arbres de la taille de nos immeubles européens, discuter avec un perroquet, partir à la recherche des animaux de la foret, de nuit, toutes à la queue leu leu, avec nos lampes de poche qui attirent des nuées de moustiques potentiellement porteurs du paludisme, se doucher avec une bassine remplie de l’eau du fleuve Amazone, se tatouer le bras avec l’encre de l’achiote, ce fruit qu’il a récupéré en haut d’un arbre, après y avoir grimpé, sans chaussures et sans échelle, bien entendu.
Alors, suis-je plus aventurière qu’à l’heure de mon départ de France, en mars dernier ? Probablement un peu. Mais sans aucun doute, un autre séjour au Pérou sera nécessaire pour achever la formation : plutôt qu’un adieu, ce n’est donc qu’un au revoir…
Pour l’épisode précédent, c’est par ici : https://www.mondedesgrandesecoles.fr/une-demi-douzaine-de-mois-au-pays-des-lamas-episode-vii-kuelap-ou-le-machu-picchu-du-nord-du-perou/
Claire Bouleau, étudiante en Master 2 à ESCP Europe, en échange universitaire à la Universidad del Pacífico (Pérou) de mars à août
Twitter @ClaireBouleau