Ancien chercheur en biologie moléculaire, moine bouddhiste depuis 40 ans et interprète français du dalaï-lama, Matthieu Ricard vit au Népal où il se consacre à des projets humanitaires et écrit des ouvrages qui sont autant de best-sellers. Nous l’avons interviewé à l’occasion du dernier d’entre eux : « Plaidoyer pour les animaux* ».
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un plaidoyer pour les animaux ?
Ce livre est une suite logique et nécessaire au Plaidoyer pour l’altruisme. Il a pour but de mettre en évidence les raisons et l’impératif moral qui justifient d’étendre l’altruisme à tous les êtres sensibles. Nul doute qu’il y a tant de souffrances parmi les êtres humains que l’on pourrait passer sa vie à n’en soulager qu’une partie infime. Toutefois, se préoccuper du sort des 1,3 million d’autres espèces n’est ni irréaliste ni déplacé car, la plupart du temps, il n’est pas nécessaire de choisir entre le bien-être des humains et celui des animaux.Nous vivons dans un monde interdépendant où le sort de chaque être, quel qu’il soit, est lié à celui des autres. Il ne s’agit donc pas de ne s’occuper que des animaux, mais de s’occuper aussi des animaux. En dépit de notre émerveillement devant le monde animal, nous perpétrons un massacre d’animaux à une échelle inégalée dans l’Histoire. Tous les ans, 60 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins sont tués pour notre consommation. La tuerie en masse des animaux pose donc un défi majeur à l’intégrité et à la cohérence éthique des sociétés humaines.Le point commun le plus frappant entre l’homme et l’animal est la capacité de ressentir la souffrance. Pourquoi nous aveuglons-nous encore sur les douleurs incommensurables que nous leur faisons subir, sachant qu’une grande part des souffrances que nous leur infligeons ne sont ni nécessaires ni inévitables ? Heureusement, le monde occidental prend de plus en plus conscience du fait qu’il ne peut prétendre adhérer à des valeurs morales saines et cohérentes tout en excluant du champ de l’éthique la majorité des êtres sensibles qui peuplent notre Terre.
Pourquoi êtes-vous végétarien ?
Il a fallu du temps pour que s’opère en moi une prise de conscience de ce côté. J’ai vécu plusieurs années avec l’une de mes grands-mères, férue de pêche à la ligne. Puis, lorsque j’avais 14 ans, une amie me fit remarquer à brûle-pourpoint : « Comment ? Tu pêches !! » Soudain, la scène m’apparut très différemment : le poisson tiré de son élément vital par un crochet de fer qui lui transperce la bouche, étouffant dans l’air comme nous nous noyons dans l’eau. Comment avais-je pu si longtemps détourner ma pensée de cette réalité, de ces souffrances ? Ce fut un premier déclic. À l’âge de 20 ans, j’eus la grande chance de rencontrer des maîtres spirituels tibétains qui ont, depuis, inspiré chaque instant de mon existence. Leur enseignement était centré sur la voie de l’amour et de la compassion universels. J’ai alors peu à peu appris l’amour altruiste en ouvrant, du mieux que je le pouvais, mon esprit et mon cœur au sort des autres. Je me suis entraîné à la compassion et j’ai réfléchi à la condition humaine et à celle des animaux. Il me semble maintenant impensable de me nourrir au prix de la souffrance et de la mort d’autres être sensibles.
« Le point commun
le plus frappant
entre l’homme
et l’animal est leur capacité à ressentir
la souffrance »
Un de vos buts dans cet ouvrage était de « partager certaines connaissances scientifiques qui devraient nous amener à transformer nos comportements dans les relations entretenues avec les animaux »…
Pour ceux qui pourraient encore en douter, la science a montré que, comme nous, les animaux possèdent différentes capacités sensorielles, cognitives, conatives et volitives. Ils voient et entendent, croient et désirent, se rappellent et anticipent, dressent des plans et ont des intentions. De plus, ce qui leur arrive leur importe. Ils éprouvent plaisir et douleur physiques… mais aussi peur et contentement, colère et solitude, frustration et satisfaction. En 2012, un groupe d’éminents chercheurs a rédigé la « Déclaration de Cambridge sur la conscience » dans laquelle ils affirment : « La force des preuves nous amène à conclure que les humains ne sont pas seuls à posséder les substrats neurologiques de la conscience. Des animaux non-humains, notamment l’ensemble des mammifères et des oiseaux, ainsi que de nombreuses autres espèces telles que les pieuvres, possèdent également ces substrats neurologiques ». Ils soulignent en particulier : « Les oiseaux semblent représenter, par leur comportement, leur neurophysiologie et leur neuro-anatomie, un cas frappant d’évolution parallèle de la conscience. […] Il a été démontré que les pies, en particulier, présentaient des similitudes frappantes avec les humains, les grands singes, les dauphins et les éléphants, lors d’études de reconnaissance de soi dans un miroir ».Le continuum du vivant n’est pas organisé selon une hiérarchie qui conduirait à la supériorité absolue de l’espèce humaine. Il reflète les mille voies qu’ont suivies les innombrables espèces qui peuplent notre planète, une diversité que nous devrions reconnaître et respecter.
Qu’est-ce que les humains ont à gagner à changer leur rapport aux animaux ? (ce qu’ils ont à y perdre est évident : facilité, confort, profit…)
Si l’on se place d’un point de vue global, on s’aperçoit que tout le monde y gagnerait alors qu’aujourd’hui, tout le monde y perd : En plus des animaux, premières victimes, la production de viande est nocive pour l’environnement, aggrave la pauvreté et n’est même pas bonne pour la santé. L’élevage contribue à 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre, en seconde position après l’habitat. Pour produire 1 kg de viande, il faut utiliser 10 kg d’aliments ; l’élevage consomme chaque année 775 millions de tonnes de blé et de maïs qui suffiraient à nourrir les 1,4 milliard d’êtres humains les plus démunis. 60 % des terres disponibles dans le monde sont consacrées à l’élevage, lequel consomme 45 % de l’eau destinée à la production d’aliments. 90 % des populations de poissons ont disparu des océans au XXe siècle. Enfin, en réduisant la consommation de viande, on pourrait éviter 14 % des décès humains. La bonne nouvelle est nous pouvons tous participer de façon efficace, facile, rapide et économique, au ralentissement du réchauffement global et à l’éradication de la pauvreté. Il n’est pas nécessaire d’arrêter de voyager ou de se chauffer (même si nous devrions certainement nous modérer) ; il suffit pour cela de décider de réduire sa consommation de viande ou, si possible, d’arrêter d’en manger. La seule chose que nous aurions vraiment à sacrifier est nos papilles gustatives. Une bien petite concession au regard des progrès immenses que nous pourrions faire.
Parvenu là où vous en êtes de votre chemin de vie, quel viatique confier à nos jeunes lecteurs ? Après quoi courir ? La résussite ? Le bonheur ? Un idéal ?….
Contribuer à la réalisation du bien d’autrui est non seulement la plus souhaitable des activités, mais aussi la meilleure façon d’accomplir indirectement notre propre bien. La poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec, tandis que l’accomplissement du bien d’autrui constitue l’un des principaux facteurs d’épanouissement et, ultimement, de progrès vers l’Éveil. L’altruisme est fondamentalement en adéquation avec la réalité de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure, à savoir le fait que tout est foncièrement interdépendant. L’altruisme et le bonheur s’engendrent et se renforcent l’un l’autre ; ils procèdent d’un accord avec nous-mêmes. Platon disait : « L’homme le plus heureux est celui qui n’a dans l’âme aucune trace de méchanceté. » Le bonheur véritable désigne un état de bien-être qui naît d’un esprit exceptionnellement sain et serein. C’est une qualité qui sous-tend et imprègne chaque expérience, chaque comportement, qui embrasse toutes les joies et toutes les peines. C’est aussi un état de sagesse affranchie des poisons mentaux ; un état de connaissance libre d’aveuglement sur la nature véritable des choses.
Que peut-on souhaiter de mieux, à soi-même et à autrui ?
* Plaidoyer pour les animaux, éditions Allary, 370p – 20,90 €
JB.