« Elever un enfant à travers ses transformations successives, c’est construire un jeune adulte capable d’être autonome, responsable et pro actif. La même problématique se pose pour une institution : comment se maintenir en permanence dans un ressourcement intellectuel, critique ? Notre mission consiste à éveiller les jeunes esprits qui nous éveillent eux-mêmes en permanence pour d’autres évolutions. » Richard Descoings, Directeur de Sciences Po.
Les diplômés du IIIe millénaire
« Égalité des chances », « parité », « accès aux handicapés », « école citoyenne » ne constituent-ils pas des notions qui devraient être intégrées de façon automatique à la gestion courante de l’IEP et ne plus être présentées comme des facteurs d’exception ?
La recherche de la diversité et l’acceptation de la différence devraient être naturelles dans les sociétés humaines, qu’il s’agisse d’entreprises, d’administrations publiques ou d’universités. Valérie Pécresse a rappelé qu’un jeune bachelier sur dix devant compenser un handicap poursuivait des études supérieures, raison pour laquelle les entreprises ont tant de mal à atteindre le quota de 6 % de salariés handicapés. Si certaines directions RH ne mettent pas la priorité sur ce sujet, on doit également considérer que les universités et les grandes écoles ne forment pas suffisamment de personnes ayant un handicap à compenser. La signature d’une Charte pour l’accueil des handicapés entre la Conférence des Présidents d’Universités et Valérie Pécresse relève de ce constat. Si nous intégrons et finançons de nombreux boursiers, c’est que les grandes écoles n’étaient pas, jusqu’à des temps récents, très sensibles à l’importance qu’il faut accorder à cette égalité d’accès aux établissements. De plus, si les garçons remplissent les filières scientifiques et les filles les filières littéraires, c’est peut-être que les familles n’ont pas les mêmes ambitions pour les filles que pour les garçons. Je ne suis pas sûr que l’évolution naturelle d’une organisation humaine aille vers le goût pour la diversité et la tolérance vis-à-vis de l’altérité. Nous avons plutôt tendance à nous glisser dans un même moule ; depuis longtemps, j’ai souhaité dire qu’à l’instar des entreprises qui prennent leurs responsabilités sociales, l’enseignement supérieur doit donner l’exemple.
Etre précurseur et visionnaire pour une grande école comme l’IEP relève-t-il de l’excellence de sa recherche, du coup de poker ou des orientations données par sa direction ?
Le fait d’être précurseur repose d’abord sur un corps académique et un corps de salariés très réactifs et flexibles. Dans une enquête traitant de la position des salariés vis-à-vis de Sciences Po, il apparaît qu’ils éprouvent une grande fierté d’appartenance à cette institution et qu’un surinvestissement en résulte. Ensuite, il est important pour un président d’université ou un directeur de grande école d’avoir du temps pour écouter, pour s’imprégner ; à ce propos, je viens de rencontrer le directeur de l’université britannique de Bristol qui me disait : « Rêvez car vous êtes le seul à pouvoir le faire. » En effet, les autres travaillant beaucoup, il s’avère important de préserver suffisamment de temps pour réfléchir et cultiver sa curiosité. En dernier lieu, l’institution demande globalement à ses étudiants et à ses professeurs de se mettre en situation d’innovation permanente. Nous ne prétendons pas détenir un modèle qui serait universel, ni éternel, mais pour Sciences Po, créé dès 1871 en dehors de l’enseignement supérieur traditionnel, la différence constitue un peu son ADN.
Au-delà des formations
Nous essayons de proposer une éducation au-delà des formations car le véritable sens du mot « éducation » est plus global. Nous n’avons jamais été très présents dans le système des classes prépas et nous en sommes aujourd’hui complètement sortis. Je déplore que dans ces classes préparatoires, les activités sportives et artistiques soient quasi-nulles. Si les jeunes nous confient ce qu’ils possèdent de plus précieux, nous avons la chance de pouvoir les choisir et de décider de façon autonome de l’organisation de leurs études. Derrière l’étudiant, nous cherchons sa personnalité, ses goûts et ses activités annexes. Dans cette optique, depuis septembre 2011, la pratique artistique est obligatoire en 1ère et 2e année. Il s’agit d’une révolution tranquille qui illustre bien l’idée que nous essayions de nous projeter au-delà du simple profil de l’étudiant.
« Quand on intègre Sciences Po, il faut aimer se frotter à des genres très différents. »
Nous nous différencions par le fait que, comptant déjà 40 % d’étudiants étrangers, nous visons le seuil des 50 %. Nous constituons un creuset international et je ne connais ni université ni grande école qui aient atteint ce niveau. Nous nous situons dans un système ouvert qui nous fournit des étudiants étrangers ayant une vision différente du monde. Cette globalisation interne nous permet de mettre en perspective les problématiques complexes telles que la crise climatique ou la crise financière, par exemple. Tous ces sujets peuvent être traités dans le microcosme Sciences Po, creuset international et par conséquent, creuset d’altérités.
Les liens avec l’entreprise
Les entreprises viennent-elles spontanément à Sciences Po ou Sciences Po mène-t-elle des actions permanentes pour
les attirer ?
La direction en charge des partenariats est très active ; cela dit, les entreprises constituent un soutien extraordinaire car 80 % de nos diplômés les intègrent. Elles représentent en outre des fournisseurs exceptionnels, 40 % de nos 3 300 maîtres de conférences étant cadres supérieurs ou dirigeants d’entreprises. Les entreprises sponsorisent également des actions de formation, ce qui représente 10 millions d’euros par an. Le plus important reste la confiance que les entreprises mettent dans nos diplômés, la crise récente n’ayant pas eu d’effet sur leur intégration.
L’incubateur de Sciences Po a-t-il permis aux élèves de créer beaucoup d’entreprises ?
Si on a longtemps pensé que les incubateurs étaient spécifiques aux écoles d’ingénieurs ou de commerce, j’ai estimé que nous devions tenter l’expérience. Notre incubateur existe depuis plusieurs années, nos investisseurs s’appellant Ange Basile, du nom du fameux café qui se trouve à l’angle de la rue St Guillaume. Il a permis de créer des entreprises dont les 3 premières ont rassemblé près de 5 millions d’euros d’investissement.
De la stratégie
Vous considérez-vous comme le directeur le plus ambitieux pour Sciences Po depuis sa création ?
Le génie, c’est d’avoir créé en 1871 cette institution tellement originale. 1945 constitue une refondation, André Siegfried ayant joué un rôle-clé dans ,la conception des études et la préservation de l’institution. Si les statuts d’aujourd’hui, adoptés dès 1945, étaient visionnaires, la période récente représente l’acceptation de la compétition internationale et de la globalisation.
« A défaut d’erreurs tragiques, on peut parler d’échecs. »
Par exemple, nous voulions ouvrir une école au Maroc, à la fin des années 90 et nous avons échoué à convaincre les autorités françaises de nous aider. Nous avions également tenté de racheter une partie de l’ancien hôpital Laennec, sans succès. Troisième exemple, nous avions souhaité ouvrir un second campus en Ile-de-France, qui n’a finalement pas vu le jour. En 15 ans, il y a forcément des échecs ; quant à l’erreur de stratégie, il n’y en a pas eu, fort heureusement, car dans une école, on s’en aperçoit toujours trop tard.
Scoop !
La nouvelle école des affaires publiques
De même que les sujets deviennent globaux, les grandes politiques publiques, comme dans le domaine de l’énergie par exemple, passent par des régulations globales. La plupart des politiques publiques nationales des Etats de l’Union européenne sont devenues collectives et l’on parle couramment de régulation au niveau mondial. Ces aspects comparatiste et de régulation des échelles qui ne sont plus des échelles nationales, appellent de nouvelles formes d’enseignement permettant d’aiguiser la curiosité intellectuelle sur des sujets identiques : comment gouverne-t-on un pays, une région ? Comment prend-on des décisions en matière de transport ou de sanitaire ? etc.) La notion d’interconnexion des problématiques et des décisions me paraît aujourd’hui incontournable. Nous réfléchissons donc à la création de ce qui pourrait devenir une Ecole des affaires publiques de la même façon que nous avons déjà créé une Ecole de journalisme, une Ecole de communication, une Ecole de droit et une Ecole des affaires internationales. Pour la constitution de cette nouvelle école, nous nous appuierons sur la création de notre laboratoire d’excellence relatif à l’évaluation des politiques publiques.
Question de chiffres
Les moyens financiers de l’IEP sont-ils à la hauteur de ses ambitions ?
Si les moyens financiers sont toujours limités, nous sommes parvenus à diversifier nos sources de financement. Depuis 20 ans, l’Etat nous soutient à hauteur de 50 %. En même temps, nous avons fait feu de tout bois pour convaincre les entreprises de nous donner leur taxe d’apprentissage et devenir mécène dans nos programmes de recherche. Comme d’autres, nous avons développé l’appel à la générosité publique avec le premier gala de levée de fonds qui, s’étant tenu à New York au mois de juin en présence de Jean-Claude Trichet, nous a rapporté 400 000 $. La compétition internationale demeure très forte et le fossé va s’élargissant car les grandes universités privées creusent l’écart avec les institutions publiques.
Le chiffre dont vous êtes le plus fier, celui qui vous pose problème ?
Celui dont je suis le plus fier : 40 % d’étrangers dont 30 % de diplômés. D’un autre coté, on ne peut plus aujourd’hui proposer une formation mono nationale à des jeunes qui exerceront des responsabilités. Je pense que tout étudiant devrait passer un an hors de France, ce qui n’est pas le cas actuellement. Dans beaucoup d’universités également, même dans les filières d’excellence (médecine, droit), l’exposition à l’international demeure très faible.
Comment parvenez-vous à atteindre le chiffre de 84 % d’emplois stables un an après l’obtention du diplôme, chiffre très proche de celui affiché par les plus grandes business school françaises ?
D’abord, il faut savoir que pour entrer dans des grandes sociétés de conseil ou d’audit, vous commencez par le stage de 6 mois ou des CDD avant d’obtenir un CDI. Ensuite, nous sommes très compétitifs sur les concours des administrations publiques ainsi que sur l’accès aux différents métiers de l’entreprise par le biais de nos masters Finance et stratégie, marketing et RH. Je dois souligner également que la moitié de nos étudiants en master sont pré-recrutés avant l’obtention du diplôme.
L’esprit Science Po
Avec le recrutement de 40 % d’élèves à l’international, la multiplication des campus, la diversité des formations ; le foisonnement d’idées notamment politiques (mélange de contestation et de propositions) qui constitue l’esprit de Sciences Po, celui-ci perdure et se bonifie. Pouvez-nous en donner l’explication ?
Cette culture est très puissante, le goût du débat très prononcé et tous les sujets se trouvent replacés dans une perspective de vie en société et de projection dans l’avenir. De fait, si certains candidats échouent à l’entrée de Sciences Po, c’est souvent parce qu’on leur pose des questions assez simples sur l’actualité internationale et qu’on découvre qu’ils ne s’y sont pas intéressés. A Sciences Po, il existe une sensibilité à l’actualité, à la joute politique que l’on pratique sous forme de concours d’éloquence en français et en anglais. Cette forme de curiosité intellectuelle conduit à s’intéresser à ce qui se passe partout et à se forger une opinion sûre. Le noyau de base reste la conférence des méthodes qui correspond à l’idée assez simple que, suivant l’adage « apprendre à apprendre », un petit nombre d’étudiants réunis dans une salle avec la responsabilité de co-élaborer leur formation valorise la notion d’éducation.
« Quelle que soit la spécialisation professionnelle, la formation intellectuelle par les sciences sociales et les humanités constitue le meilleur terreau de cette spécialisation. »
Nous nous dirigeons vers une réunification progressive des humanités. Si nous sommes très fiers de l’Antiquité, de la Renaissance, des Lumières, il ne faut pas oublier que nos grands philosophes étaient d’abord de grands savants au sens scientifique du terme. Si l’enseignement secondaire oblige les jeunes à choisir entre ces deux options, nous essayons de reconstituer ce qu’on a appelé les humanités scientifiques ; par exemple, nous dispensons un cours de physique à Sciences Po pour ceux que cela intéresse. Nous concluons également des partenariats de 1er cycle ou de master avec des universités et des grandes écoles pour interconnecter les différents savoirs.
Enseignement supérieur et grandes écoles ?
Quelle est la réforme manquée qui retarde l’entrée complète de la France dans le XXIe siècle de l’excellence des formations de l’enseignement supérieur ?
Il faut appliquer la loi sur l’autonomie des universités car tout ce qui retarde cet accès vers l’autonomie, réduit la capacité des universités à affronter la compétition internationale. Selon les générations, on constate que, si la formation pédagogique au numérique du corps enseignant est variable, une partie des étudiants accède à l’information plus facilement que ses professeurs, ce qui brise un peu la notion classique de maître et de disciple.
Devenir ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche pour faire bouger les lignes : est-ce une aventure qui vous tente ?
Cela pose la question de savoir à quel niveau se trouve le levier d’action le plus considérable. La loi sur l’autonomie était attendue depuis 25 ans, mais c’est finalement Valérie Pécresse qui a réussi à la faire passer. Etre membre d’un gouvernement, ce n’est pas seulement s’occuper d’un domaine précis, c’est participer globalement à une politique. Si le ministère de l’Education Nationale ne peut être dirigé que par un élu politique, car tous les élus ont plusieurs écoles dans leur circonscription, le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche présente un champ clairement défini. En effet, la politique menée par ce ministère mobilise moins les foules que la loi sur la retraite ou les problèmes de sécurité, par exemple. Etre ministre relève d’un savoir-faire ; il ne faut pas dépasser son niveau de compétences.
« L’université sélective constitue l’avenir de l’enseignement supérieur. »
Si les grandes écoles considèrent aujourd’hui que la recherche est très importante, ce qui les rapproche des universités, de leur côté, les universités doivent se préoccuper de l’insertion professionnelle. Au-delà du destin de chaque établissement en particulier, il se confirme un rapprochement conceptuel remarquable. Penser que la différence relève de la sélection me semble très relatif car on constate que les filières universitaires les plus attractives sont également les plus sélectives. La différence demeure symbolique et pédagogique au sens où le concept de concours passé très jeune induit qu’on considère que le talent doit être présent dès la sortie de l’adolescence. En la matière, le système universitaire fonctionne mieux car il donne plus de temps aux étudiants pour effectuer leurs choix.
Comment envisagez-vous l’après Sciences Po ?
Après tant d’années passées à Sciences Po, je dois préparer la relève ; incarner l’institution est nécessaire mais il faut que l’institution soit forte par ellemême. Etre directeur de Sciences Po est un métier merveilleux car il consiste à rencontrer des personnes qui vous apportent beaucoup, qui vous rendent plus intelligent, qu’il s’agisse des étudiants, des professeurs ou des chercheurs, en France et à l’étranger et tout cela avec une grande autonomie de décision. Pour la suite, la vie est faite de hasards et d’opportunités auxquels on ne pense pas forcément.
Patrick Simon