Si, sous ce quinquennat comme sous le précédent, Christophe Guilluy a été reçu à l’Elysée pour livrer sa vision de la crise, c’est que ses travaux renouvellent profondément la lecture des problèmes sociaux. S’affranchissant d’outils dépassés tels que la cartographie de l’INSEE, et développant simultanément le concept novateur de “France périphérique”, l’auteur, géographe de formation, apporte en effet un regard neuf et pertinent.
Bien que plébiscité par nombre de vos pairs et beaucoup de politiques, toutes étiquettes confondues, votre travail a néanmoins suscité quelques malentendus, voire une forme de rejet de la part de certains intellectuels, universitaires ou journalistes…
Il est vrai qu’une certaine frange de l’intelligentsia parisienne, malgré sa prétendue ouverture d’esprit, a été décontenancée par mes travaux. Je travaille beaucoup sur le terrain, et la fausseté de mon diagnostic se serait inévitablement soldée par une sanction immédiate. Or, que ce soit les élus – majoritairement de gauche -, ou les bailleurs de Seine-Saint-Denis par exemple, avec qui je travaille beaucoup, aucun d’eux n’a remis en cause la validité de résultats qui rejoignaient toujours leur réalité. Je suis donc assez serein sur le fonds de mon travail. Etant géographe de formation, je n’appartiens pas au sérail, ce qui explique aussi ces tiraillements. Le problème est que j’ai identifié une problématique que n’ont pas vu des gens qui étaient missionnés pour le faire depuis vingt ans. Quand je démontre par exemple la vraie dynamique sociale et géographique à quelqu’un travaillant à la Politique de la Ville, deux décennies de son travail s’écroulent… De même, quand je développe une géographie qui s’affranchit de la typologie INSEE (qui découpe le territoire en urbain, périurbain et rural), en essayant de y a un espace commun de la France périphérique, quelqu’un qui travaille sur un micro-territoire comme le périurbain, ne peut que mal vivre cette remise en cause de tant d’années de recherche
En quoi la géographie est-elle une matière pertinente pour aborder la sociologie ? Est-ce qu’elle fournit des outils nouveaux ? Permet-elle de s’émanciper du poids de l’idéologie ?
Mon domaine de spécialisation est à l’origine celui des classes populaires – que j’ai pu qualifier de “nouvelles” afin d’échapper à à-dire tous ceux qui vivent avec 1000 € par mois, le peuple, les gens. C’est par ces classes populaires que je suis ensuite arrivé au territoire et non l’inverse. Paradoxalement, je ne crois pas au territoire. Je ne crois pas au déterminisme géographique. Je crois que, quel que soit le lieu de résidence, il y a des individus, plus ou moins insérés dans la société. Ainsi, en travaillant sur les quartiers sensibles en région parisienne où j’habite, mais aussi dans d’autres régions, il apparait que, si les classes populaires sont bien majoritaires, la majorité des classes populaires n’habite pas la banlieue. J’ai réalisé des cartes, celle par exemple de la répartition des ouvriers en France, d’où il ressort que les classes populaires ne vivent plus dans les grandes métropoles où se crée la richesse, et cela pour la première fois dans l’histoire. Les ouvriers venaient auparavant vivre dans les villes industrielles, ils pouvaient devenir alors propriétaires d’un petit logement, même à Paris. Il y avait une intégration et le marché immobilier créait les conditions de la présence dont le marché de l’emploi avait besoin. Ce qui est très intéressant dans la nouvelle géographie sociale c’est de se rendre compte que l’on n’a plus besoin des classes populaires pour faire tourner le système. Le marché foncier, les logiques économiques, se chargent de rendre invisibles tous ces gens, qui se retrouvent aujourd’hui sur des territoires très dispersées. On découvre ainsi que la “France périphérique” est constituée autant de périurbain, de petites villes, que de villes moyennes. En réalité, il y a peu de différence entre quelqu’un qui vit dans le rural de la Creuse et dans une petite ville de la même région, ils ont à peu près le même salaire, les mêmes difficultés sociales. Je me suis également émancipé de la vision qui divise la France en une grosse classe moyenne et des populations exclues en banlieue. Les gens qui m’attaquent à gauche ne comprennent pas que, ce faisant, ils participent au discours libéral. Car affirmer que la classe moyenne est entourée de quelques couches marginales supposément victimes de racisme, c’est reproduire la vision américaine pour laquelle la solution résiderait dans la mise en place d’une discrimination positive. Ce qui évite aussi de se poser la question sociale, comme cela a été fait tout au long des années quatre-vingts. En se focalisant ainsi sur la banlieue, on oublie tout le reste. Mon objectif n’est pas nécessairement de redéfinir les catégories, mais de démontrer la question sociale, éventuellement de proposer un diagnostic. Lorsque l’on tire le fil, on déroule le reste : la non-intégration économique des classes populaires, l’éviction dans la “France périphérique”, l’abstention, le vote Front National… En un mot toute la crise démocratique française. C’est ce qui dérange aussi dans mon diagnostic, il est cohérent concernant la question sociale.
L’identification de la « France périphérique » a en effet pour corollaire la dénonciation d’une vision faussée de la réalité des banlieues, vous mettez en particulier à mal le mythe du ghetto français…
La localisation de la banlieue a évolué depuis les années soixante-dix, elle était alors réellement située à la périphérie des grandes villes. Du fait de l’étalement urbain et de l’embourgeoisement, le contexte culturel, économique et social a complètement changé. Si l’on prend une carte de la région parisienne, la Seine-Saint-Denis est au centre par exemple. La plupart des zones sensibles françaises sont insérées dans les zones d’emploi les plus dynamiques, il n’y a pas de rupture. Evidemment, à une plus petite échelle, il y a des lieux où personne n’a envie de vivre. Il n’en est pas moins que ceux-ci sont à dix minutes du centre de Paris. Au fin fond de la Picardie en revanche, les choses sont beaucoup plus difficiles à vivre, il n’y a aucun bassin d’emploi, ni de grande école. La transformation des grandes métropoles a donc modifié la situation de ces banlieues immédiatement périphériques. La grille de lecture développée dans les années soixante-dix n’est plus adaptée, les zones urbaines sensibles sont en réalité devenues des sas pour les migrants entre le sud et le nord, où l’on passe mais ne stationne pas longtemps. Le vrai problème évoqué par les maires de banlieues n’est jamais celui de la mobilité, mais le fait que les gens qui réussissent s’en vont. Cela casse complètement la vision américaine ghettoïsante. Les sociologues français, souvent critiques à l’égard de leurs homologues d’outre-Atlantique, ont pourtant complètement importé leur vison. Le bourgeois bohème ne voit qu’un type de pauvre, noir ou arabe de banlieue ; les autres n’existent pas. Je tente de faire un diagnostic, sans porter de jugement moral. C’est ce qui m’est reproché : parler des électeurs du Front National sans les condamner explicitement, de manière binaire, en faisant totalement abstraction de la complexité des individus et des comportements sociaux. Le racisme peut concerner toutes les catégories sociales, opinions et religions. Une certaine gauche a simplifié les choses à outrance. Aux fantasmes de l’extrême-droite, elle a répondu par d’autres, comme l’idéalisation des populations immigrées. Nous sommes tous dans la complexité qu’implique nécessairement une société multiculturelle. Je ne vois pas en quoi un regard lucide sur la banlieue favoriserait le vote extrémiste.
S’il apparaît que le racisme est une conséquence plu tôt qu’une cause de l’insécurité, la dimension communautaire ne peut être toutefois évacuée. En quoi peut-on aujourd’hui encore croire au projet multiculturel ? La cohésion républicaine n’est-elle pas en danger ?
J’ai personnellement grandi dans un environnement multiculturel d’où la question identitaire était totalement absente. La mondialisation l’a introduite, en favorisant les références aux cultures étrangères, le souci de l’origine, au détriment du sentiment national. On ne peut nier qu’aujourd’hui un certain vivre-ensemble appartient au passé. Malgré tout, je crois que l’homme est fondamentalement bon, ce qui me différencie foncièrement d’un Éric Zemmour. Nous vivons dans une société sous tension. Au début des années deux-mille, j’ai établi un diagnostic sur le communautarisme pour la Mairie de Paris, sans complaisance. Je n’ai jamais été recontacté. Les politiques refusent d’affronter le problème. L’intensité des flux migratoires n’est plus comparable à ce qu’il a été pour les communautés, italiennes, espagnoles ou polonaises, dont l’intégration est fallacieusement citée en exemple. Cette intensité est officiellement minimisée. Des territoires se retrouvent en situation instable, où les rapports de majorité et de minorité sont inversés. Ce rapport, que je privilégie dans mon analyse, permet de ne pas aborder le problème d’un point de vue directement ethnique. Quand j’interviens, dans les mairies notamment, j’évoque parfois l’histoire vraie d’un village sujet au regroupement familial et dont la population d’origine finit par se retrouver quasiment en position d’infériorité numérique ; apparaissent alors des tensions. L’auditoire est toujours surpris lorsque je révèle que l’anecdote se déroule dans un village kabyle et que la communauté étrangère est chinoise. Celle-ci ne pouvait évidemment avoir lieu qu’en Alsace ou en Provence… Cet exemple permet ainsi d’universaliser le rapport à l’autre et de faire baisser la tension. Personne ne désire devenir minoritaire, c’est un axiome anthropologique. Il faut ici en référer à Lévi-Strauss et son concept de “regard éloigné”. Pour respecter l’autre, permettre la fraternité, un minimum de distance est nécessaire. Je prends acte du séparatisme ambiant tout en continuant de croire à la possibilité de passerelles. Ce que j’observe me semble aller dans ce sens, complexe mais sans fermeture.
Vous démontrez ainsi que les personnes en difficulté sociale extrême habitent moins la banlieue que la “France périphérique”. Quel est le périmètre de cette dernière, plus précisément ?
La carte de la fragilité sociale reproduite dans le livre montre que la base des exclusions est avant tout économique, concernant les populations éloignées des grandes métropoles. Il y a une gradation de la fragilité. Cette carte montre que parmi les 40 % de la population française habitant en métropole, un quart est identifié comme fragile, ce qui correspond à peu près à la banlieue. Dans les 60 % restants, la “France périphérique”, trois-quarts sont dans une situation de précarité. Cela est totalement lié au tissu économique. Les trois-quarts intégrés ont les moyens de se sentir à l’aise dans un contexte mondialisé. Inversement, les petites industries, l’artisanat, le petit commerce – toute la France fragile économiquement – ont vu leur mobilité régresser. Les mouvements radicaux récents, de manière significative, ne sont pas partis des banlieues, mais de groupes tels que les bonnets rouges. Cette fronde s’est d’ailleurs produite au moment où Nicolas Sarkozy avait demandé à me rencontrer, en 2011, peu de temps après la parution de Fractures françaises. Je n’avais pas mesuré toute l’ampleur de l’anti-sarkozysme alors à l’oeuvre, et l’intelligentsia s’est ruée sur moi. Cela n’a pas empêché François Hollande de me recevoir après son élection. C’est l’absence de prise en compte officielle de la “France périphérique” qui permet au Front National de pratiquer une forme de récupération de mes idées – sans que cela soit toutefois déterminant, car les 60 % qui la composent ne votent pa non-plus aux extrêmes. Faut-il dire ou taire ces choses ? Je n’écris pas en préjugeant des interprétations qui seront faites de ma pensée, sans ignorer toutefois ce qui pourra y donner prise. Mais je ne fait pas cet effort de formulation pour ensuite me cacher, ou dénaturer mon propos. J’évite les débats stériles, à la télévision notamment, où la complexité n’a pas sa place. Je tente d’être le plus sincère possible avec ce que j’ai observé.
Certains reproches plus pernicieux vous ont été adressés, comme ceux formulés par Libération qui a remis en question la validité de certaines de vos sources d’information.
La référence à Michèle Tribalat, sociologue que cite aussi beaucoup Éric Zemmour, m’a en effet été beaucoup reprochée. Mais je préfère insister sur les réactions extrêmement positives de la part des élus de la “France périphérique”, le mouvement des “nouvelles ruralités” notamment, heureux que leur réalité soit enfin prise en compte. On constate là encore une fracture entre les élites et les hommes de terrain, au-delà des étiquettes. Je crois sincèrement que les élus locaux sont tout à fait de bonne volonté, et actifs. Mais ce ne sont pas eux qui ont voix au chapitre. La lutte idéologique actuelle a lieu à l’intérieur des partis à mon sens. Le Front National n’a en réalité que peu de consistance, et il ne progressera que si les autres partis continuent de refuser le diagnostic réel. Son coup d’avance est d’avoir compris que le problème était social et identitaire, qu’il fallait s’emparer du sujet des classes populaires et de leur fragilité. La droite est tout à son désarroi de constater que le marché ne peut tout, de la même manière la gauche s’est aperçue que le social seul ne pouvait tout résoudre. Contrairement à leurs élus de terrain aux prises quotidiennes avec la réalité, les grands cadres des partis souffrent d’une certaine méconnaissance. Les solutions proposées par les gens de terrain sont nombreuses et pertinentes ; elles ne peuvent être projetées verticalement depuis Paris. Elles sont par nature propres à chaque territoire et passent par une série de mesures prenant acte des problèmes de mobilité des jeunes actifs, par la décentralisation de l’enseignement supérieur, par exemple. Il faut aménager les modèles économiques les plus pertinents en fonction de chaque territoire. Et que pour cela le débat soit enfin porté devant l’Assemblée Nationale.
La France périphérique – comment on a sacrifié les classes populaires, éditions Flammarion, 2014
Fractures françaises, éditions Bourin, 2010 ; réed. Champs-Flammarion, 2013
Propos recueillis par Hugues Simard