Sylvain Tesson, un écrivain voyageur qui s’est fait ermite

Sylvain Tesson, fils du journaliste Philippe Tesson, a passé six mois dans une cabane au bord du lac Baïkal, en Sibérie, seul avec deux chiens, des livres et de la vodka. Cette extraordinaire expérience humaine dans un environnement hors du commun, à 5 h de marche du premier voisin, il l’a relatée dans le livre Dans les forêts de Sibérie1, aujourd’hui complété par Sibérie ma chérie2, un superbe ouvrage illustré de photos et dessins. Obsédé par le fait de ne pas nuire à la planète, ce titulaire d’une maîtrise de géo physique et d’un DEA de géo politique, nous livre sa vision du bonheur, loue la routine, l’observation et ne rêve que d’une chose, repartir !

À 19 ans, vous faisiez du VTT en Islande, puis une expédition spéléologique à Bornéo avant d’entreprendre, avec un copain, un tour du monde à vélo… D’où vous vient cet amour des voyages ?
Je ne sais pas… Les voyages ressemblent à des fuites, fuir la morosité, l’ennui, une certaine laideur de la vie urbaine, et du coup vient l’envie de voir le monde. Ça me semble très banal quand on est jeune de vouloir prendre la route, c’est une impulsion. Il y a aussi quelque chose d’inscrit en nous, qui s’appelle la curiosité, aller voir en haut de l’armoire quand on est petit, derrière la colline quand on est un paysan ou au-delà du périphérique quand on est un urbain de centre-ville.

Pourquoi ce choix de passer 6 mois dans une cabane au bord du lac Baïkal ?
J’avais connu ce lac lors de précédents voyages et j’en étais tombé amoureux. Je voulais aussi vivre une forme d’immersion ; je pensais que l’immobilité, le calme, le silence et la solitude pourraient m’apporter ce que ne m’apportait plus le défilement effréné des kilomètres, à cheval, à pied, à bicyclette, en canot… de mes précédents voyages. Ça correspond aussi à un vieux rêve d’enfant de vivre dans une cabane, environné de la beauté naturelle, d’être maître de sa vie, de faire ce qu’on veut quand on veut, tout en étant soumis aux règles que nous imposent la nature et la relative hostilité des lieux. J’aime profondément la forêt située au-dessus du 55e parallèle de latitude nord, ses hivers froids et ses étés très courts, la présence de l’eau, de la montagne et de gros mammifères… Et puis, la Russie me fascine depuis toujours, c’est comme si c’était mon pays, c’est encore une terre d’aventure. Tout est tellement immense, démesuré et il y a une telle générosité chez les Russes, une extravagance, une capacité à l’excès… Ils sont dans la voracité de l’instant, tout en développant une spiritualité profonde et un immense amour de la nature. Quand on revient dans les pays européens, on a vraiment l’impression d’être dans des hospices de vieillards malades, timides, prévoyants et calculateurs qui s’assurent contre tout, qui ont peur de tout…

En choisissant cette retraite, vous vouliez savoir si vous aviez une vie intérieure…
Je me posais cette question, car, comme la plupart des citadins, je n’étais jamais resté plus d’une semaine sans voir personne et je ne savais pas si j’allais me supporter ; la solitude c’est quand même l’expérience du reflet qu’on se renvoie en permanence. La réponse est donc oui, au-delà de mes espérances ! J’ai aimé ces 6 mois mais je n’étais pas vraiment seul, j’avais mes livres, des visites de temps en temps… Maintenant, je sais que c’est une vie possible, une échappée, un recours, si ma vie devient trop insupportable.

Cette relative répétition des journées n’allait-elle pas à l’encontre de ce que vous recherchez habituellement, c’est-à-dire du nouveau chaque jour ?
C’était aux antipodes extrêmes, car dans un voyage itinérant votre but est en effet de jouir chaque jour d’un spectacle différent, d’une moisson variée d’émotions, d’une mosaïque de paysages, d’un perpétuel  divertissement – pascalien – qui vous arrachent à l’angoisse de la monotonie. Au contraire, dans la cabane, le plaisir naissait de la répétition : comme vous avez à votre disposition un nombre très réduit de choses, vous y accordez une attention plus forte que si vous vivez en ville, où l’on est sans cesse sollicité. Vous finissez par attendre la survenue de ces petits gestes qui constituent votre quotidien comme des petits rendez-vous, comme lorsque j’attendais la visite des mésanges…

De quoi avez-vous le plus souffert ?
Je n’ai pas souffert ! J’ai connu 55° en Inde, – 50° en Iakoutie, la vraie soif au Tibet, mais dans cette cabane rien ne m’a manqué, ni les miens ni les biens ! Je jouissais d’un degré de confort merveilleux, bien plus que lorsque j’ai traversé le désert de Gobi à cheval, la vraie définition du luxe, puisque tout était beau et que je ne manquais de rien.

 

Et de quoi vous êtes-vous désaccoutumé le plus facilement ?
Sûrement pas des technologies, Internet ou portable, qui nous polluent la vie, car je m’en sers très peu en France ! Peut-être ce moment, très important pour moi : prendre un verre le soir avec les amis et refaire le monde… Mais je m’en suis désaccoutumé très vite, car on se désaccoutume de tout. L’homme est un animal profondément adaptable et l’impensable devient très vite la norme…

 

N’y a-t-il pas une part d’égoïsme de laisser ceux qu’on aime pour assouvir sa passion ?
Totalement ! Je suis un être profondément égoïste, dans le sens où je suis d’abord guidé par ce que j’ai envie de faire, c’est un égoïsme de cap, d’objectif. Je tente de le corriger en essayant d’être bien présent au moment où je suis là, car moi je souffre beaucoup, depuis l’intrusion de tous ces écrans dans nos vies, de cette incapacité des gens à une intensité de présence ; une conversation de plus de 20’ sans interruption est devenue très rare… J’essaye donc d’être dans le hic et nunc, d’être bienveillant et d’apporter tout ce que je peux aux êtres quand je suis avec eux.

Des Russes vous ont offert deux chiots qui ont partagé vos journées, leur présence vous a-t-elle aidé ?
Aidé non, mais ils m’ont ravi, ils ont été mes amis absolus. J’ai découvert des tas de choses chez le chien, c’est vraiment une bonne bête parce que les hommes ne sont pas très bons avec lui, ils lui rendent très mal sa gentillesse. Le chien est aux antipodes de notre folie d’être soumis aux impératifs du désir, du changement, de la possession… Il est dans le moment présent, c’est un sage. C’est un bien beau spectacle de les regarder vivre…

À votre retour, qu’est-ce qui vous a manqué et qu’avez-vous retrouvé avec le plus de bonheur ?
Les paysages, le Baïkal, cette grandeur par la fenêtre et la liberté par rapport au temps : vous avez 24 h devant vous qui ne seront entachées ni par l’intrusion de quiconque ni par un coup de fil ni par un rendez-vous, c’est la liberté totale, profondément stimulante. Sinon, j’ai retrouvé avec plaisir la course à pied et surtout l’escalade. Les librairies aussi, le fait de savoir que je n’avais pas que 80 livres à ma disposition, mais à part ça, pas grand chose… J’ai prolongé mon voyage par l’écriture de mon livre, c’est une manière de le vivre une deuxième fois.

 

Si vous n’aviez pas été écrivain voyageur, qu’auriez-vous pu faire d’autre ?
De la géographie, peut-être l’enseigner, ou guide de montagne. J’aurais aussi aimé être soldat, durant 2 ou 3 ans. Les choses dont je ne sens pas du tout capable m’attirent beaucoup et comme j’ai un certain penchant pour le désordre, l’anarchie intérieure, je regarde avec beaucoup d’intérêt la chose militaire ; être soldat pour essayer de me discipliner peut-être, pas pour la guerre !

Un message aux élèves des Grandes écoles ?
Je ne donne jamais de conseil… J’ai juste envie de leur dire que les jeunes, je les trouve vachement bien ! Ils ont de la chance d’avoir 20 ans parce que ça passe vite, c’est drôle je parle déjà comme un vieux, mais je vois avec effroi les ravages du temps… 20 ans c’est magnifique, il faut qu’ils laissent les gens dire que c’est le plus bel âge de la vie.

1. Prix Médicis Essais 2011
2. Gallimard, 19,90 €

Françoise Félice