Rémi Brague
Rémi Brague

Rémi Brague, pourfendeur d’idées reçues

Malicieusement intempestive, l’oeuvre de Rémi Brague s’appuie sur une grande érudition, philosophique, historique et religieuse, qui lui permet de mettre à jour les mécaniques idéologiques à l’oeuvre dans le discours contemporain. Son dernier ouvrage montre notamment tout ce que la prétendue modernité des sociétés occ identales doit à l’héritage chrétien, et aussi en quoi, seule la reconnaissance de cette dette est en mesure de garantir un avenir.

Rémi Brague
Rémi Brague

Modérément moderne, votre dernier ouvrage vient achever une trilogie. Quel en était le projet ?
Modérément moderne achève en effet la « petite » trilogie commencée avec Introduction au monde grec et poursuivie avec Au moyen du Moyen Age, alors que la « grande » trilogie, après La sagesse du monde et La loi de Dieu, s’achèvera avec Le Règne de l’homme, prévu pour sortir en septembre. Toutefois, il y a un certain parallélisme entre les deux entreprises, de telle sorte que Modérément moderne est l’un des trois satellites qui gravitent autour du Règne de l’homme, les deux autres étant Les Ancres dans le ciel et Le propre de l’homme. Pour être franc, je me suis lancé dans cette aventure sans savoir dès le début où elle allait me mener. Mon premier volume, La Sagesse du monde est paru en 1999, mais à l’issue de longues recherches. En entamant, juste après, La Loi de Dieu, je croyais vraiment changer d’air. Je me trompais. Dans les deux cas, il s’agit en effet de réfléchir sur la culture, c’est-à-dire sur tout ce qui permet de distinguer une bonne manière de faire d’une mauvaise, que ce soit en morale, en droit, en cuisine, etc. C’est la culture qui distingue l’homme de l’animal et qui donc fait de lui un homme. Sur quoi se fonde-t-elle ? Les deux premiers volumes retraçaient à grands traits l’histoire des deux réponses qui ont été fournies : la Nature et Dieu. Le troisième se demande ce qui se passe quand l’homme prétend fonder sa propre humanité sur lui-même, sans loucher vers la cosmologie ou la théologie.

 

Être « moderne », c’est avant tout un certain rapport à la temporalité. Au sujet de la doxa moderniste, vous évoquez la notion de « présentisme ». Pouvez-vous éclaircir ce concept ?
Les Temps Modernes sont la seule époque de l’histoire qui se soit comprise comme devant enterrer le passé, qui n’a plus rien à nous apprendre. D’où une arrogance d’autant plus agaçante qu’elle repose la plupart du temps sur une ignorance. Le terme de « présentisme » est dû à Paul-André Taguieff. Hans Blumenberg avait proposé « nostrocentrisme », pour désigner la façon dont nous nous croyons supérieurs à toutes les civilisations précédentes et les jugeons selon nos critères. A cette sottise, une autre s’ajoute, bien plus dangereuse : non seulement nous avons cessé de nous appuyer sur le passé, mais nous ne sommes même plus penchés vers l’avenir, comme le cycliste que son déséquilibre même fait avancer. Il n’y a plus que les imbéciles qui croient au progrès. No future est devenu notre devise. L’ennui étant que cette devise devient un programme.

 

Quant au rapport qu’entretiennent les Temps modernes avec le passé, la métaphore du parasite revient plusieurs fois sous votre plume. Selon vous, en effet, ceux-ci se « nourrissent de ce qu’ils ne peuvent reproduire », faisant ainsi écho à l’idée de G.K. Chesterton selon laquelle « Les idées modernes sont des idées chrétiennes devenues folles »… Cela, vous l’observez notamment dans la manipulation du langage, lorsque par exemple le mot de « Charité » se mue idéologiquement en celui de « Bienfaisance »…
La façon dont les « Lumières » ont remplacé le vocabulaire chrétien par des mots nouveaux, forgés ad hoc, est bien connue. Le terme géographique d’« Europe », lui-même, sur lequel j’ai pas mal écrit, a été recyclé par les « Philosophes » pour éviter d’avoir à parler de Chrétienté. L’idée selon laquelle le monde moderne vivrait en parasite des cultures précédentes, dont il capte les ressources de sens, mais sans les renouveler, voire en les consommant, n’est pas de moi. Elle apparaît peut-être pour la première fois dans deux passages de Péguy que je cite. Elle est préfigurée par Tocqueville qui, à ma connaissance, n’emploie pas l’image ; elle est prolongée par plusieurs de nos contemporains qui, eux non plus, ne l’utilisent pas toujours. Un texte de Chesterton, que je reproduis, insiste sur le fait que les idées chrétiennes, déjà héritières de la Bible hébraïque, s’étaient amalgamées à elles-mêmes ce qu’il y avait de sain dans la pensée « païenne ». La Modernité prétend rompre avec l’Antiquité païenne comme avec le Moyen Age chrétien, en jouant l’un contre l’autre.

 

De cette incapacité du monde moderne à produire du sens, l’occurrence la plus dommageable, la plus inquiétante à vos yeux, réside dans un déficit anthropologique. Que ce soit du point de vue écologique ou démographique, une authentique « culture de mort » inspirerait ainsi la modernité. Pouvez-vous développer cette idée et nous dire en quoi l’Eglise est la seule à même, selon vous, de venir combler ce vide désespéré ?
Besoin de sens ? Mais pour en faire quoi ? On peut très bien dire que le sens est superflu, que l’on peut s’en passer. Et l’on a raison dans deux domaines, la science et la politique. Les sciences décrivent la réalité exactement et l’expriment dans des formules mathématiques rigoureuses, en faisant l’économie de toute référence à un sens. Elles camouflent ce vide derrière un paravent imposant : les applications technologiques du savoir de la nature. Peu importe que nous soyons incapables de deviner le « pourquoi » des choses, du moment que nous gardons le pouvoir de les manipuler. La politique fournit des règles de comportement des citoyens, de sélection des gouvernants, éventuellement de répartition des richesses, qui permettent la coexistence pacifique des hommes. Elle renonce à se demander quel genre de vie est le bon. Peu importe, du moment que nous ne nous entretuons pas. En revanche, nous sommes incapables de donner une réponse à la question de la légitimité de l’humain : en quoi est-il bon qu’il continue à y avoir des êtres humains sur cette terre ? Très concrètement : avons-nous le droit d’avoir des enfants ? Il faut aller plus loin que le simple instinct irréfléchi. Faute de quoi, l’avenir de l’humanité appartient aux brutes imbéciles. Le christianisme propose une foi qui non seulement tolère le dialogue avec la raison, mais qui l’exige. Je rappelle qu’il est la seule religion vivante qui ait développé une théologie. Toutes ont des sciences religieuses, parfois d’une extraordinaire subtilité. Mais le programme de la théologie, l’exploration du mystère divin au moyen des outils de la raison philosophique, est une invention du Moyen Age latin.

 

L’une des antiennes du monde moderne consiste à affirmer le primat de la Raison, réellement divinisée comme vous le rappelez, à l’occasion d’une cérémonie à Notre-Dame le 10 novembre 1793. Or, une fois de plus à contre-courant des idées reçues, vous montrez que c’est davantage d’un renoncement à elle-même qu’elle doit aujourd’hui se préserver, que du sentiment orgueilleux de sa toute-puissance…
Il était stupide de diviniser la Raison. C’était inutile : divine, elle l’était déjà, depuis le premier verset de l’Evangile de Jean, qui dit qu’elle était là dès le début, au principe de tout. Il fut un temps où on croyait devoir rabattre son caquet à une raison impérialiste, trop sûre d’elle-même. Aujourd’hui, la situation s’est retournée. Il faut défendre la raison contre ses tentations de rétrécissement : une raison racornie au discours scientifique, et qui abandonnerait tout le champ de ce qui ne se laisse pas formuler en lois physiques, le livrerait à l’irrationnel le plus dangereux. Et ce champ est immense, puisqu’il va de l’art au droit, en passant par la morale, la politique, la religion. Je ne suis pas le seul à faire cette constatation. Il suffit d’écouter les gens discuter de politique ou de morale pour s’apercevoir de la place énorme qu’y prend l’affectivité. M. Homais, aujourd’hui n’est plus un raisonneur « à qui on ne la fait pas » ; il est le pleurnichard qui vous culpabilise si vous retenez vos larmes pour prendre un peu de distance. C’est lui qui tient les medias et qui les fait nous balancer des histoires choisies pour faire pleurer Jenny l’ouvrière et vendre à l’opinion des lois dont on veut faire croire qu’elles vont de soi.

 

A maints égards, vous démontrez également de quelle manière chaque époque réécrit les précédentes selon ses besoins idéologiques. Pouvez-vous en donner quelques exemples saillants en ce qui concerne la nôtre, dans les domaines politique ou culturel, mais aussi nous dire en quoi vous pensez vous-même échapper à cette tentation, en quoi votre propre vision du monde n’altère pas votre objectivité ?
Il y a des exemples caricaturaux de ce phénomène bien connu. Ainsi, Martin Bernal, qui prétendait que la culture grecque devait tout à l’Egypte et donc, puisque les Egyptiens étaient (prétendait-il) noirs, que l’Europe avait tout copié sur l’Afrique subsaharienne. Il est devenu très difficile, même parmi les égyptologues de métier, de dire publiquement l’évidence, à savoir qu’il y a là une vaste foutaise, sans se faire traiter de raciste. La légende de l’Andalousie musulmane, paradis médiéval de la coexistence des trois religions, est un autre exemple. Allez dire qu’il s’agissait bien d’une civilisation brillante, mais pas plus « tolérante » que les autres de la même époque, et vous trouverez toujours un crétin pour vous accuser d’ « islamophobie ». Je ne suis pas plus à l’abri de la tentation du subjectif que qui que ce soit d’autre. Cependant, il existe plusieurs moyens de limiter au maximum les dégâts. Tous les historiens un peu sérieux les pratiquent. D’abord, prendre conscience de ce que l’on n’est pas le seul, ni l’héritier de la seule civilisation qui soit. Ensuite, comparer sans cesse. Ce qui suppose que l’on peut pêcher ses termes de comparaison dans un vivier qu’il faut s’efforcer de rendre le plus large possible. Enfin, écouter les autres points de vue, et essayer de les comprendre. C’est ce qu’il y a de bon dans ce mot si galvaudé aujourd’hui de « dialogue ». Encore faut-il trouver des partenaires qui continuent à s’intéresser aux échanges intellectuels une fois que les micros et les caméras sont coupés. Ce qui n’est pas toujours facile…

 

Bibliographie sélective
Le restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon,
Les Belles Lettres, 1978, Vrin, 1999
Du temps chez Platon et Aristote. Quatre Études, P.U.F, 1982, 2e éd. inchangée, 1995
Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie, P.U.F., 1988, Cerf, Europe, la voie romaine, Criterion, 1992,
3e éd. revue et augmentée, Folio-essais, NRF, Paris, 1999.
La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Fayard, 1999, Hachette, « Biblio-essais », 2002
Introduction au monde grec : études d’histoire de la philosophie, Éditions de la Transparence, 2005, Flammarion, « Champs », 2008
La loi de Dieu : Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, Paris, 2005, « Folio-essais », 2008.
Au moyen du Moyen Âge : Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Éditions de La Transparence, 2006, Flammarion, « Champs », 2008
Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, 2008, « Champs » 2009
Image vagabonde. Essai sur l’imaginaire baudelairien, Éditions de La Transparence, 2008
Les Ancres dans le Ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine, Seuil, 2011, Flammarion, « Champs », 2013
Le Propre de l’homme : Sur une légitimité menacée, Flammarion, 2013
Modérément moderne, Flammarion, 2014

 

Propos recueillis par Hugues Simard