Il y a peu, lors d’un entretien, une jeune femme me présentait son CV pour une embauche. En l’interrogeant je découvre une double championne de jeux d’échecs et de go, qui avait trouvé passionnants les cours d’initiation à la programmation. Bref, un profil à haut potentiel capable de raisonnements abstraits complexes avec en apparence une endurance exceptionnelle. Je suis persuadé de voir la doctorante acharnée dont je rêve depuis des années pour terminer notre code de simulation numérique de l’atomisation à haut Reynolds. Sauf qu’il s’agit du poste d’accueil : répondre au téléphone, transférer, trier le courrier, casiers, quatre cuillères à café et quatre tasses d’eau, appuyer sur le bouton rouge, et sourire aux public. La jeune femme derrière ses épaisses lunettes affiche un rictus sévère. Si j’essaye d’inscrire en doctorat une brillante diplômée de Bac Pro secrétariat, je vais encore me faire engueuler.
Que s’est-il passé ? Comment un esprit en apparence si brillant et acharné, mais au charisme de sorcière a pu être orienté dans le métier d’accueil du public ? Il ne s’agit pas de faire l’apologie des stéréotypes en signifiant qu’à l’accueil on ne doit trouver que des cruches souriantes et le doctorat serait réservé à des nonnes torturées (d’esprit). Elle explique qu’elle a préféré faire des études courtes et simples et pouvoir garder du temps pour les jeux qui sont effectivement sa passion. Son choix me semble tout à fait légitime mais le poste sera pour une autre plus… joviale et ayant ce mystérieux « sens de l’accueil ».
Qu’aurait -on dû faire pour cette jeune femme en termes d’orientation ?
Se poser cette question reviendrait à croire qu’une voie existe depuis le Bac, ou le collège, ou le primaire, ou la naissance ( ?), pour chacun en termes de vie professionnelle. Ou que selon son profil, une somme relativement vague d’aptitudes et d’inclinaisons, une direction existe plutôt qu’une autre. Le projet professionnel en découlerait, limpide. Or il ne s’agit pas de parcours qui tracés à l’avance, aussi tortueux soient-ils, définissent une vie professionnelle. Le chemin parcouru en la matière ne peut se concevoir que rétrospectivement. Avoir une vie professionnelle, surtout au 21è siècle, c’est appréhender le changement. Le bonheur en termes professionnels c’est, sur le long terme, faire correspondre le changement avec ses aspirations profondes et personnelles. Travailler, entrer dans la vie active, c’est produire et faire partie des innombrables et si divers engrenages de la société, avec ses contraintes et les retours qu’on peut espérer. Etudier, c’est avant tout apprendre, acquérir savoir et savoir-faire à des niveaux et dans des conditions et des délais que la vie active ne permet pas. Ce qui caractérise peut être le mieux les métiers techniques c’est l’immédiateté et la proximité, et l’aspect concret des problèmes abordés. Lorsque l’on souhaite être « près » des choses, s’occuper d’enjeux clairement définis et n’avoir à décider que sur des options maîtrisées, il est préférable de s’orienter sur des études courtes et techniques. Par contre, l’ingénieur et le manager ont des enjeux souvent aux contours flous, ont à faire à des demandes mal ou pauvrement formulées, doivent décider sans maîtriser complètement tous les aspects des options. L’ingénieur reste avant tout un expert technique et technologique qui résout les problèmes et les enjeux d’un domaine précis. Le manager est un décideur qui appréhende plus largement les enjeux d’une activité pour la faire réussir, avec tous ses aspects sociétaux, commerciaux, humains, etc.
Que dire à notre jeune postulante dans cette perspective ?
D’abord que l’activité professionnelle est trop souvent vue sous l’aspect purement alimentaire. La valeur travail doit devenir un enjeu affectif pour appréhender le changement. Prendre un emploi d’accueil pour manger et pouvoir jouer aux échecs plus longtemps est toujours une impasse. On trouve ainsi parfois des gens qui réfléchissent à devenir enseignant à cause des congés… Ensuite, que si après un examen de ses envies et un bilan de ses compétences, il y a divergence entre le poste souhaité et ses capacités, il faut se former. Faire un stage d’amélioration des qualités relationnelles est toujours possible si notre postulante tient au poste d’accueil du public. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Se former, au sens propre du terme comme au figuré, c’est aussi changer. Et ce n’est jamais sans effort. Cet effort ne sera indolore que si le changement est souhaité, faire des études pour toute autre raison que celle d’apprendre est toujours risqué. Enfin, que ses passions, ses envies, ainsi que ses compétences, ont toute légitimité et vocation à changer. Et qu’en conséquence il faut être prêt à compléter ses aptitudes pour appréhender un monde toujours changeant de façon positive sans compromettre ses aspirations et leur propre évolution.
Par Luis Le Moyne, Directeur de l’ISAT
luis-le.moyne@u-bourgogne.fr