Et si la conscience était non-seulement ce continent qui semble s’agrandir à mesure qu’on l’explore, mais encore l’image même de l’infini ? Dans leur état actuel, ni la science ni la philosophie, deux domaines maîtrisés par Michel Bitbol, directeur de recherche CNRS au Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée (Ecole Polytechnique), ne sont en tout cas encore parvenues à en élucider le mystère profond…
Vous êtes à la fois physicien, médecin et philosophe. D’une manière générale et en guise de présentation, à quel projet cette pluridisciplinarité a-t-elle correspondu dans votre parcours? Faut-il y voir une quête profonde de sens, la volonté de percer les mystères de la condition humaine et de l’univers grâce au plus grand nombre d’angles d’approches possible? En quoi ces domaines se complètent-ils dans votre cas?
Au moment où j’ai décidé de mon orientation, j’avais un projet de recherche explicitement scientifique, mais très éclectique. Mon rêve d’adolescent était ambitieux, ou peut-être simplement inconscient : comprendre l’univers à grande échelle, comprendre l’essence de la vie, et comprendre ma propre situation d’être jeté dans le monde. Je me suis donc passionné tour à tour pour l’astrophysique et la cosmologie, pour la biologie moléculaire et la biophysique, ainsi que pour la psychologie du développement et la psychanalyse. Mes études initiales, combinant la médecine et la physique, reflètent un choix : celui de la deuxième de ces directions de recherche, que j’ai poursuivie durant dix années après le doctorat, de 1980 à 1990. Mais je me suis aperçu peu à peu que seule la philosophie pouvait envisager l’unité de questions aussi disparates. Les philosophies réflexives, comme celle de Kant et de Husserl, avaient en particulier l’immense attrait de rendre raison de notre connaissance des phénomènes objectifs en l’enracinant dans l’activité mentale des sujets connaissants que nous sommes. La synthèse entre connaître le monde et se connaître soi-même semblait pensable à partir de là.
Pour en venir plus précisément à votre dernier ouvrage, « La conscience a-t-elle une origine? », en quoi, comme vous l’énoncez en introduction, s’interroger sur l’origine de la conscience revêt-il un caractère radical, voire dangereux? Vous vous questionnez aussi sur la capacité de la conscience à se saisir elle-même dans sa totalité…
S’interroger sur l’origine de la conscience est une activité peu ordinaire, parce que moins qu’aucune autre elle ne saurait ignorer qu’elle est tournée vers elle-même. Dans une telle recherche, on ne peut pas se contenter de se poser fermement, avec une volonté d’élucidation, face à un objet d’étude. Car d’une part l’« objet » dont il est question n’en est pas un, mais s’identifie à l’état du chercheur en train de se tendre vers lui. Et d’autre part, percevoir clairement cette configuration vertigineusement autoréférentielle exige un profond travail sur soi. Le philosophe allemand Edmund Husserl (1858-1939) a engagé ce travail sur soi et l’a appelé la « réduction phénoménologique ». Accomplir la réduction phénoménologique consiste à suspendre l’intérêt exclusif que l’on porte aux choses manipulables ou connaissables, afin de se rendre également sensible à la vie de sa propre conscience pendant qu’elle présume l’existence de ces choses et qu’elle anticipe leur comportement. Il s’agit là d’un nouvel état de conscience, considérablement élargi par rapport à celui (appelé « l’attitude naturelle ») que nous adoptons le plus souvent. Voilà donc une recherche dont la condition de possibilité est la transformation du chercheur. S’il l’entreprend dans toute son ampleur, il doit accepter le risque d’être changé à l’issue de sa quête.
S’interroger sur l’origine de la conscience est une activité peu ordinaire, parce que moins qu’aucune autre elle ne saurait ignorer qu’elle est tournée vers elle-même. Dans une telle recherche, on ne peut pas se contenter de se poser fermement, avec une volonté d’élucidation, face à un objet d’étude. Car d’une part l’« objet » dont il est question n’en est pas un, mais s’identifie à l’état du chercheur en train de se tendre vers lui. Et d’autre part, percevoir clairement cette configuration vertigineusement autoréférentielle exige un profond travail sur soi. Le philosophe allemand Edmund Husserl (1858-1939) a engagé ce travail sur soi et l’a appelé la « réduction phénoménologique ». Accomplir la réduction phénoménologique consiste à suspendre l’intérêt exclusif que l’on porte aux choses manipulables ou connaissables, afin de se rendre également sensible à la vie de sa propre conscience pendant qu’elle présume l’existence de ces choses et qu’elle anticipe leur comportement. Il s’agit là d’un nouvel état de conscience, considérablement élargi par rapport à celui (appelé « l’attitude naturelle ») que nous adoptons le plus souvent. Voilà donc une recherche dont la condition de possibilité est la transformation du chercheur. S’il l’entreprend dans toute son ampleur, il doit accepter le risque d’être changé à l’issue de sa quête.
Historiquement, il y a plusieurs approches de la conscience, pourriez-vous nous préciser quelles ont été les grandes tendances? Il semble que le monde contemporain soit acquis à la vison dite « naturaliste », qui limite la conscience à un ensemble de mécanismes biologiques, à l’exclusion de toute dimension métaphysique. Or, selon vous, cette thèse est réductrice…
Parmi toutes les conceptions de la conscience qui ont été discutées dans le passé, le débat contemporain en privilégie deux : le matérialisme (dans sa version modernisée appelée « physicalisme »), et le dualisme. L’option matérialiste est majoritaire chez les chercheurs, pour la simple raison qu’elle réalise une projection doctrinale de la méthodologie scientifique. Mettre la méthode expérimentale à profit pour étudier la conscience, suppose en effet que l’on traite cette dernière comme une catégorie homogène à celles des objets des sciences de la nature : par exemple comme une propriété de corps ou de processus matériels. Cela suppose aussi, plus fondamentalement, que la seule modalité d’attention mise en œuvre pour étudier la conscience soit extravertie. Face à cela, le dualisme tâche à bon droit de préserver une direction d’investigation opposée à la première, mettant en œuvre une modalité introvertie ou, mieux, complètement ouverte, de l’attention. Le défaut du dualisme ne devient évident que lorsqu’il se fige en doctrine, car il tend alors à considérer le foyer de cette modalité alternative de l’attention comme un nouvel objet immatériel (l’âme). Il semble concurrencer la conception majoritaire des scientifiques sur son propre terrain, sans apporter d’orientations utiles à leur recherche. Sa seule fonction avérée est extrascientifique, puisqu’il conforte des positions éthico-religieuses prêtant un sens et un destin à la personne humaine par-delà les vicissitudes de son enveloppe charnelle.
Entre ces deux conceptions, on trouve une tentative de compromis qui a eu un grand succès dans un passé récent. Il s’agit de la conception fonctionnaliste de l’esprit. Son principe semble séduisant : ne plus faire de l’esprit une chose distincte du corps (comme dans le dualisme) ni une chose identifiée au corps (comme dans le réductionnisme matérialiste), mais l’équivalent d’un logiciel implémenté sur le matériel cérébral. Dans ce “logiciel”, la conscience est représentée par quelques fonctions centrales comme la capacité d’effectuer la synthèse des représentations, ou bien la « métacognition » (la cognition des processus cognitifs). Mais le philosophe américain Ned Block a fait remarquer à juste titre que ces fonctions ne correspondent qu’à une partie de ce que nous entendons par “conscience”. Il a appelé cette partie la “conscience d’accès”, parce qu’elle consiste en un mécanisme unique d’accès à une multitude de cognitions de premier ordre. La partie restante, qui n’est pas concernée par la définition fonctionnaliste est appelée “conscience phénoménale”, ou “expérience pure”. On s’aperçoit ainsi que le fonctionnalisme est une fausse bonne idée. Il ne surmonte en apparence le dualisme de l’esprit et du corps que pour recréer discrètement un autre dualisme : celui de la conscience phénoménale et de l’esprit fonctionnel.
Et d’un point de vue philosophique ?
La pensée philosophique sur la conscience a pour sa part une histoire très riche, qui déborde ce débat restreint. Aux positions physicaliste et dualiste, elle a ajouté au moins deux autres conceptions marquantes. L’une est l’idéalisme, qui prend le contre-pied du physicalisme en faisant des objets corporels une projection de l’activité mentale, au lieu de faire de l’esprit un sous-produit des processus corporels. L’autre est le monisme neutre, ou théorie du double aspect, dont la version classique a été soutenue par Spinoza. Selon cette dernière position, résumée par William James, « la conscience et l’univers physique sont des aspects coéternels de la même réalité, à la manière dont le concave et le convexe sont des aspects de la même courbe ». L’idée est attirante, parce qu’elle permet de rendre compte de la corrélation neuropsychique sans obliger à une réduction de l’un des termes à l’autre. Mais elle demeure spéculative : qui pourra jamais observer cette « même réalité » dont la conscience et le monde physique sont supposés être deux aspects ?
C’est pourquoi je considère qu’une conception viable de la conscience devrait éviter aussi bien l’excès de la spéculation que l’absolutisation de la méthode scientifique. Elle devrait repartir du fait élémentaire de l’expérience vécue qui est son vrai thème d’étude, et tirer toutes les conséquences de cette position initiale. Cette stratégie de retour sur la terre originelle de la pensée est ici encore celle de la phénoménologie, fondée par Edmund Husserl.
Si les conceptions naturalistes (matérialistes ou physicalistes) de la conscience continuent de se heurter à un obstacle particulièrement têtu (appelé le « problème difficile » de l’origine de l’expérience consciente, ou le « gouffre explicatif » entre le physique et le vécu), c’est justement parce qu’elles tendent à omettre ce point de départ, ou à en négliger l’importance. Si elles ne l’avaient pas omis, elles auraient eu tôt fait d’identifier la nature de l’obstacle. Les sciences sont le savoir de ce qui est commun à tous, de ce qui peut être objectivé. Mais ce qu’elles voudraient comprendre lorsqu’elles prétendent étudier la conscience, c’est ce qui ne se présente que sous une perspective singulière, ce qui est subjectif au sens le plus fort du terme. Il y a là un choc d’incompatibilité.
Bien sûr, vous allez me rappeler les magnifiques succès récents de ce qu’il est convenu d’appeler les « neurosciences de la conscience ». Ces succès n’invalident-ils pas l’argument a priori que je viens de donner contre la possibilité de rendre raison de la conscience « phénoménale », de l’expérience pure, sur un mode « naturaliste » ? En aucune manière, si leur sens est adéquatement analysé. La capacité majeure des neurosciences de la conscience consiste à prévoir ce que l’on tient pour des manifestations extérieures de la conscience, comme les comportements organisés ou les rapports verbaux, à partir d’une bonne connaissance du fonctionnement neurophysiologique. Cette capacité prédictive est exactement ce que demandent les médecins anesthésistes, ainsi que les spécialistes des états végétatifs ou comateux. Et il faut admettre qu’elle représente un aboutissement sans précédent, dont la portée pratique et éthique n’a pas fini d’être mesurée. Mais le « gouffre explicatif » entre le fonctionnement neuronal et le fait d’une expérience vécue n’a pas été comblé pour autant. Mettre en évidence une étroite corrélation entre une configuration neuronale et un rapport verbal, ou prévoir l’occurrence du second à partir de la première, ne peut pas compter comme une explication de l’expérience vécue par le fonctionnement neuronal. Car, une fois cette corrélation avérée, toutes les conceptions philosophiques non-matérialistes restent en lice, y compris la doctrine du double aspect. Cela suffit à montrer le manque de sélectivité de cet argument.
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