PHILO : Rencontre avec Jacques Rancière

« Il faut prendre du temps pour rendre le monde à nouveau visible »

 

Depuis presque quarante ans, Jacques Rancière poursuit un travail philosophique de fond qui prend au fil du temps les contours d’une oeuvre d’importance, inversement proportionnelle, comme bien souvent, à un écho médiatique volontairement peu entretenu, au demeurant. Prenant d’abord le marxisme pour l’égale capacité de chacun à penser par soimême, la place du philosophe dans la Cité, l’existence de liens nombreux et profonds entre politique et esthétique… Les développements de sa réflexion l’ont ainsi amené à se confronter aux grands penseurs de sa génération (Bourdieu, Lyotard), ou immédiatement précécente (Sartre, Althusser), parfois avec fracas, toujours avec intégrité.

Jacques Rancière, afin de présenter plus précisément votre parcours intellectuel, on peut, si vous le voulez bien, partir de la réédition récente de votre premier livre « La leçon d’Althusser », car en creux de l’analyse très critique que vous y faisiez en 1974 de son évolution politique – qui consista à rester fidèle au Parti malgré que celui-ci dévoyât son idéal originel -, se dessinaient alors vos positions personnelles. La grille de lecture historique proposée par Marx vous paraît-elle aujourd’hui toujours pertinente et opératoire ?
La Leçon d’Althusser faisait la critique de la théorie marxiste de l’idéologie. Celle-ci présuppose que les individus qui vivent dans un système social sont, de par leur position même d’exécutants, incapables de percevoir le fonctionnement de ce système et victimes d’un mécanisme qui leur fait voir les choses à l’envers. En conséquence, bien sûr, ils ne seront libérés que si on leur explique le fonctionnement de la machine sociale et s’ils se laissent conduire par l’avantgarde détentrice de ce savoir. Cette vision de l’incapacité des dominés à comprendre et à agir par eux-mêmes a été présente dans toute l’histoire du marxisme, en contradiction avec son projet émancipateur. Chez Althusser, la volonté d’un retour au « vrai » Marx accompagnait les mouvements de ces années 60 où on avait le sentiment que la révolution était à nouveau à l’ordre du jour , mais en même temps elle dénonçait les formes de révolte de la jeunesse comme des formes « petites bourgeoises », ignorant les lois de la science et les contraintes de la discipline. Or en 1968 on a vu la société entière ébranlée par ces formes de révolte que sa science marxiste stigmatisait. J’ai essayé d’en tirer la leçon. J’ai longtemps travaillé sur l’histoire de l’émancipation ouvrière au 19e siècle et j’ai compris que la soumission ou la lutte n’étaient pas une affaire d’ignorance ou de savoir, qu’ils étaient affaire de confiance en la capacité des individus et de la collectivité à construire un autre monde. Au sujet du marxisme, je crois que nous vérifions tous les jours deux choses : d’un côté sa pertinence est intacte, les mécanismes économiques qui nous dominent et que certains présentent comme relevant de la seule nécessité objective sont bien en fait des mécanismes de lutte des classes au profit des possédants. Mais elle n’est justement pas opératoire : après la faillite historique des Etats soviétiques, la compréhension des mécanismes de l’exploitation suffit moins que jamais à armer ceux qui luttent contre l’exploitation capitaliste.

 

Autre jalon de votre oeuvre, « Le philosophe et ses pauvres » où vous évoquiiez ces philosophes qui, de la mission qu’ils s’étaient fixés d’émanciper le peuple, ont déduit une position de supériorité, particulièrement paradoxale. De votre côté, vous affirmez la possibilité pour chacun de penser par soi-même, ainsi que le fit par exemple Gabriel Gauny , cet ouvrier du 19e siècle qui devint philosophe, dont avez d’ailleurs édité les textes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet (qui vous a amené à vous affonter à Pierre Bourdieu) ?
Mon travail sur l’émancipation ouvrière au 19e siècle m’a fait rencontrer deux figures exceptionnelles : Gabriel Gauny, ouvrier menuisier, dont les textes et les correspondances montrent la capacité que pouvait avoir un ouvrier de penser sa condition et ce que l’émancipation ouvrière signifiait pour lui : une manière de transformer tout son mode de vie, sans attendre les résultats d’une révolution à venir ; ensuite, Joseph Jacotot, pédagogue en rupture avec la vision dominante qui faisait de l’instruction du peuple les moyens de son progrès à venir. A cette instruction, il opposait l’émancipation intellectuelle, c’est-à-dire le pouvoir qu’a chacun d’apprendre seul et sans maître. L’égalité pour lui n’est pas un but à atteindre mais un point de départ. Ceux qui prétendent réduire progressivement l’inégalité ne font que la reproduire indéfiniment. Ces deux penseurs m’ont aidé à critiquer le modèle théorique qui pense que les dominés sont dominés parce qu’ils ne comprennent pas les lois de la domination. A l’époque, Pierre Bourdieu symbolisait cette démarche : il analysait la façon dont l’Ecole reproduisait la domination culturelle comme la conséquence d’une illusion : l’apparente neutralité de la culture scolaire cachait aux enfants des pauvres sa nature de classe et leur faisait croire que s’ils ne réussissaient pas, c’était par manque de « dons ». Et il faisait de l’expérience esthétique une illusion masquant l’opposition irréductible entre les goûts distingués des riches et les goûts de nécessité des pauvres. Le problème était alors de libérer les dominés de leurs illusions et d’employer des stratégies pour réduire les inégalités. Gauny et Jacotot m’amenaient à voir les choses exactement à l’envers. Le point de départ de l’émancipation sociale, c’était l’affirmation ici et maintenant d’une capacité égale. Et au coeur de cette affirmation, il y avait cette émancipation esthétique par laquelle Gauny et ses camarades réfutaient la fatalité qui les enfermait dans un monde voué à la seule utilité et à la seule survie. Au fond la critique de la « distinction », comme celle de « l’idéologie », était la version « de gauche » de la vieille formule platonicienne qui enjoignait aux artisans de s’occuper de leur « propre affaire » parce que « le travail n’attend pas » et de laisser aux autres les affaires de la pensée et de la communauté. L’émancipation sociale affirmait au contraire la capacité de tous à s’occuper des affaires de tous.

 

Un des aspects majeurs de votre travail de ces dernières années consiste à étudier les rapports qu’entretiennent esthétique et politique, et vous n’abordez jamais l’Art séparément de la manière qu’il a de transmettre la pensée qu’il véhicule. Qu’est-ce qui lie nécessairement ces deux disciplines ? Dans votre dernier ouvrage « Aisthesis », que ce soit à travers les acrobaties géniales des frères Hanlon Lees dont la folie absurde totalement maîtrisée dynamite l’ordre établi, ou encore l’oeuvre de Walt Whitman, « poète du monde nouveau », chantre du mouvement et des grands espaces américains, les formes artistiques choisies paraissent l’avoir été en ce qu’elles étaient en rupture avec un monde ancien, qui séparait ce que ces arts nouveaux précisément réconciliaient (le corps et l’esprit, le poétique et le prosaïque…)…
J’ai déplacé la façon dont on conçoit ordinairement le rapport entre art et politique, sous la forme du savoir, du message ou de l’énergie communiquées par des oeuvres. Art et politique se nouent en fait à un niveau plus fondamental. La politique est aussi une affaire esthétique. Elle construit des mondes sensibles en liant des mots à des images, en instituant des espaces et des temps particuliers. Et ce qu’on appelle art, c’est aussi un découpage des lieux et des temps, des modes d’exposition des corps, des formes, des mots, des mouvements et des images qui construisent des mondes communs. L’ordre classique reposait sur la hiérarchie entre des sujets dignes ou indignes de l’art, des genres nobles et bas, etc. Mais le 19e siècle déclare avec Hegel qu’un tableau représentant des petits mendiants vaut une image des dieux. Plus tard Emerson invite le poète nouveau à dégager la puissance poétique latente dans le prosaïsme du nouveau monde américain et Whitman accomplit ce programme. En France les poètes – Gautier, Banville, Mallarmé – célèbrent les pantomimes de Deburau et des Hanlon-Lees ou la danse de Loïe Fuller aux Folies-Bergère. En Allemagne des artistes symbolistes se font constructeurs d’usines avant que les artistes russes assignent comme tache à l’art de construire non plus des oeuvres mais les formes de la vie nouvelle. Contrairement à certaines idées reçues, toute l’histoire de la modernité artistique a tendu à cette fusion entre les formes de l’art et celles de la vie.

 

Parmi les formes d’art que vous pensez, il y a notamment le cinéma, vous avez récemment publié un texte sur Béla Tarr, cinéaste hongrois ayant connu la chute du communiste, sur la carrière duquel vous revenez, pratiquant une coupe transversale esthétique qui permet à la fois de mieux comprendre son propos et le langage propre du cinéma. De la même manière qu’il y a dans la vision marxiste, un stade final de l’Histoire, le cinéma, de part son statut d’« art de la sensation pure », son absence de médiation par le langage des signes, pourrait-il constituer la forme la plus apte à exprimer la beauté qui, comme vous le dîtes à propos de Béla Tarr n’est pas un ornement mais le « fruit de la fidélité au réel » ?
Le cinéma est l’art qui a accompagné les rêves du 20e siècle et enregistré leurs transformations. Dans les années 1920, certains ont vu en lui l’art nouveau qui allait substituer aux vieilles histoires psychologiques un langage du mouvement et de la sensation et révéler un monde sensible qui échappait à l’oeil humain ordinaire. Cette vision a soutenu le projet de cinéastes soviétiques, comme Dziga Vertov pour lequel le cinéma n’était plus un art mais un lien vivant tendu entre la multiplicité des actions qui composaient le nouveau monde. Le cinéma du 20e siècle a suivi de tout autres voies. Il a donné une nouvelle jeunesse à ces « histoires » qu’on lui demandait de supprimer. Mais aussi il a rajeuni le lien que le roman réaliste et la peinture impressionniste avaient établi au 19e siècle entre la beauté et l’univers de la vie prosaïque et des individus anonymes. Un cinéaste comme Béla Tarr a vécu la fin du communisme mais aussi les désillusions du libéralisme. Il a transcrit cette expérienceen des films que l’on accuse souvent de formalisme à cause de leur lenteur. Mais cette lenteur est justement faite d’une attention passionnée aux êtres et à la façon dont ils essaient de maintenir une dignité dans un monde qui semble leur refuser tout espoir. Il faut prendre du temps pour rendre le monde à nouveau visible, au-delà de toutes les grilles imposées par les pouvoirs et les médias.

 

Propos recueillis par Hugues Simard