Les métamorphoses de la langue du management

Deux approches, deux regards sur la langue et ses évolutions, telle qu’elle est notamment pratiquée dans le monde de l’entreprise. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, titulaire de la chaire de théorie linguistique au Collège de France, Claude Hagège s’intéresse plus particulièrement à l’influence de l’anglo-américain. De son côté, Jeanne Bordeau, capteuse des tendances du langage, a fondé en 2004 l’« Institut de la qualité de l’expression », où elle aide les entreprises à mettre en accord leurs messages avec leur identité et leurs valeurs, grâce en particulier à des outils novateurs tels que « la charte sémantique ».

 

« La langue en effet, loin d’être uniquement un instrument de communication, est aussi un instrument de domination ». Claude Hagège

Comment l’amoureux et le défenseur de la langue française que vous êtes explique-t-il que le langage du management ait été si poreux à la culture anglo-américaine?

La raison en est très simple et a une racine historique très précise, à savoir l’intervention américaine dans la Seconde guerre mondiale. Elle a été massive et à l’origine d’un extraordinaire déferlement de mots mais aussi de phraséologies et de structures syntaxiques. Cette influence grandissante a charrié la langue elle-même, qui n’est pas fondamentalement distincte de son ancêtre anglais, malgré quelques spécificités. La diffusion galopante de l’anglo-américain – sous sa forme principalement commerciale, je le précise, car je ne critique évidemment en rien les grands auteurs anglo-américains, – se situe dans le droit fil de l’importance qu’ont pris les métiers du commerce sous l’emprise américaine. Il ne faut pas nécessairement chercher plus loin les raisons de cette prégnance que dans les modes d’action commerciaux, politiques et économiques des Etats-Unis et de l’Angleterre – et des autres pays anglophones, quoique dans une moindre mesure – car tous ces pays industriels et puissants sont à l’avant-garde de la création économique dans le monde contemporain, et par conséquent ils diffusent leur vocabulaire à raison même de cette influence. Pour gérer l’ensemble dont il est responsable, il est clair que le manager, le gestionnaire, doit se servir d’un arsenal de termes qui ont tous pris naissance et foisonné dans l’univers de la gestion des entreprises commerciales. Ces mots sont d’ailleurs souvent mal prononcés, par la même paresse qui consiste également à ne pas en chercher en français les équivalents, qui existent pourtant…

Mais si tout terme est traduisible, on constate que dans le monde de l’entreprise, c’est souvent le terme américain qui est conservé…

La paresse n’est pas en effet une explication complètement satisfaisante. Dans ce cas particulier, le renoncement à la traduction est aussi dû à l’immensité de la tâche, ainsi que le disent ouvertement certains lexicographes, Alain Rey par exemple. Le chantier est extrêmement vaste, il faut être rapide – car plus une traduction, même heureuse, arrive tardivement, plus elle doit se battre pour exister et éventuellement prendre la place du mot étranger – et le temps manque. Nous avons eu le temps par exemple de trouver des équivalences pour les mots de l’informatique – ce qui est en partie lié au fait que la France a des informaticiens qui comptent parmi les meilleurs du monde. Contrairement aux langues des autres pays latins, le français a trouvé le mot ordinateur, et plus personne n’emploie d’autres termes que ceux de logiciel et de matériel en lieu et place de software et hardware.  Trois conditions sont nécessaires pour assurer le succès d’un mot dans la néologie. Il doit tout d’abord être bien formé et respecter les règles de dérivation propres à la langue d’accueil. C’est le cas de courriel, composé par contraction  comme son modèle electronic mail tout en respectant la règle française de postposition de l’adjectif. La condition suivante est que le mot vienne répondre à un besoin, celui de désigner quelque chose qui jusque-là n’avait pas de nom. Il doit enfin trouver un accueil favorable, une audience, elle-même conséquence de la seconde nécessité.

Au-delà du problème de la traduction, il y a aussi dans le langage du management cette volonté de façonner le réel, du moins d’en orienter la perception par le moyen de certains procédés stylistiques comme l’euphémisme notamment…

La langue en effet, loin d’être uniquement un instrument de communication, est aussi un instrument de domination. Au niveau collectif, il est évident que lorsqu’elle est bien maniée, elle peut devenir une manière de manipuler voire d’abuser. Un exemple significatif : dans le monde arabe, les dialectes nationaux prédominent dans l’usage courant mais lorsque les dirigeants veulent faire passer des décisions très impopulaires, ils s’expriment en arabe littéraire qui n’est compris que d’une partie très minoritaire de la population. L’équivalent en français serait la différence de niveaux de style : l’utilisation de mots littéraires et recherchés peut presque bloquer la communication avec un interlocuteur moins cultivé et conférer une forme de pouvoir.

La langue managériale n’influence-t-elle pas par ailleurs des domaines qui la dépassent, infusant le langage quotidien voire la vie privée, au risque d’une forme de réduction ? 

Ma réponse serait négative car pour que ce danger existe, il faudrait que cette invasion concernât un très grand nombre de domaines de notre vie intérieure. Or ce n’est pas le cas. Le langage amoureux par exemple n’est pas contaminé par le langage managérial. D’une manière générale, le nombre d’emprunts de la langue française à l’anglais ne dépasse pas 10%, ce qui est assez peu lorsqu’on compare cette proportion au nombre de mots arabes adoptés par le turc et le persan à la suite de la conquête islamique. Or celles-ci n’en sont pas mortes. Si l’anglais parait être invasif, c’est non pas en raison du nombre de mots que le français lui emprunte mais de la récurrence avec laquelle ceux-ci sont employés. L’importance des domaines dans lesquels ils sont utilisés, l’informatique notamment, détermine cette fréquence.

Les religions, la parole, la violence, Éditions Odile Jacob, 2017

Contre la pensée unique, Éditions Odile Jacob, 2012.

Dictionnaire amoureux de la langue, Plon, 200

 

« La parole corporate lissée a été libérée par la parole digitale » Jeanne Bordeau

Qu’est-ce qui, à l’époque où vous adressiez votre lettre ouverte aux dirigeants, en 2013, caractérisait la langue de ces derniers, et plus généralement celle du monde de l‘entreprise?

Jeanne BORDEAU Institut de la Qualite dEx pression photographiee chez elle a Paris le 1 avril 2018 Collagiste Jane B

Il y avait tout d’abord un problème de cohérence car la langue institutionnelle corporate était encore très détachée d’un langage interne et d‘un langage-client. Pour moi, la langue est comme le sang dans le corps d’une entreprise. La langue source d’une entreprise est sa langue interne. Or le langage digital montrait déjà une grande santé, et il ne faisait pas de doute qu’il allait se répandre. On ne pourrait bientôt plus corseter la parole. J’interpellai donc les dirigeants en les alertant de cette libération de la parole tout en faisant part de la nécessité d’avoir une langue externe qui soit beaucoup plus naturelle et cohérente. Je pense que ce qui avait disparu était alors l‘écoute interne. Il fallait également pour les managers apprendre à communiquer mieux, en se souciant non pas seulement d’avoir dit mais de savoir s’ils avaient été bien compris. Ce n’est pas parce qu’il l’a comprise intellectuellement que le collaborateur a assimilé l’information. Les managers doivent se faire comprendre et partager l‘information, nous sommes dans une parole transversale où l’autorité n’est plus la même.

Selon vous, le fait que la langue des dirigeants soit devenue moins verticale consécutivement à la révolution digitale, les oblige à  prouver l‘authenticité de leur discours…

Oui, parce que le fact checking se pratique aujourd’hui de manière systématique, il y a une recherche de preuves. Une posture d’égal à égal s’est imposée avec le langage digital, n‘importe quel chef d‘entreprise peut désormais être interpellé par un employé ou un consommateur. La parole des managers est très engageante et ils ne peuvent plus pratiquer un métalangage, rester dans tout ce qui relève de la litote ou l’euphémisme, caractéristiques de la langue des années 1980-90. Ils sont obligés de donner l’exemple qui va étayer, démontrer. Le bullshit marketing est en train de tomber, la parole corporate lissée a été libérée par la parole digitale. Ce qu’il y a de sain avec celle-ci, c’est qu’elle a fait tomber des frontières qui étaient souvent formelles. Désormais, une certaine liberté de conversation au sein de l’entreprise change la façon que l’on a de vivre la vision générale et de la porter. Les collaborateurs sont davantage conscients de l’exigence du client. Les collaborateurs majeurs vont être ceux qui seront capables de porter un récit, mais un récit authentique, fondé sur des preuves.

La disparition d’un langage euphémisant au profit d’une langue plus juste et construite serait donc la marque de la nouvelle syntaxe du management?

Il y a en effet moins d’adjectifs et d’adverbes, on est désormais obligé de raconter des faits et de relier. Les entreprises prennent soin de donner plus de témoignages patents, qui vont démontrer. Les paroles de collaborateurs se multiplient également sans que cela soit caricatural. On constate l’installation d’une langue dont on peut désormais très vite, par les différentes communautés qui vous suivent, éprouver la justesse. Mais construire un récit ce n’est pas non plus employer une langue compliquée. Il s’agit d’emporter l’autre en sentant quelles sont les analogies, les métaphores qui vont venir le chercher et le toucher. Il faut parler avec plus de ventre, on peut parfois parler trop bien, et de ce fait, à côté. Il faut une parole charnelle et éprouvée.

Du point de vue de l’évolution du langage, c’est donc comme si la métaphore et le récit avaient pris le relai de la litote?

Oui mais pas seulement, il y a avant tout le besoin d’être pédagogue, clair et d‘étayer son propos. C’est la part rationnelle du discours : il faut avancer des exemples, des témoignages, des paroles du cru. Le langage est raison mais aussi émotion. Nous étions dans une langue courte, dans le style énarque, avec un langage minimaliste. Cette langue d’experts des cadres des années 80-90, commençait à s’essouffler, et sont arrivés les réseaux sociaux qui ont créé cette jurisprudence d’un public et d’une conversation. L’internaute est prescripteur de l’entreprise, partie-prenante dans la notoriété. C’est une révolution pour les managers qui ne peuvent plus se positionner seulement de manière autoritaire en retenant l’information mais doivent prouver leur légitimité. Un travail d’explicitation est nécessaire. Il faut à la fois d’un point de vue rationnel, construire son discours puis, dans le sensible, par l’utilisation de toute une gamme de figures de style, redécouvrir la capacité d’émouvoir par le langage, et non plus seulement par l’image. Cela s’appelle l’éloquence.

 

 

Le Langage, l’entreprise et le digital, Editions Nuvis, 2016

Le langage des dirigeants : une métamorphose, Boostzone Editions2013

Storytelling et contenu de marque, Editions Ellipses, 2012

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