Olivier Pourriol
Olivier Pourriol

La Vérité sensible d’Olivier Pourriol

C’est en préparant un cours sur la psychanalyse qu’Olivier Pourriol, agrégé de philosophie et normalien, eut l’idée d’utiliser des séquences cinématographiques pour mieux donner à comprendre le système de pensée qui travaille toute oeuvre d’art de manière secrète. Cette projection inédite de concepts philosophiques sur grand écran, baptisé Ciné-philo, s’est rapidement avérée opérationnelle, donnant la matière de plusieurs livres et captant l’attention de Martin Karmitz qui l’accueille au MK2 Bibliothèque depuis quelques années, à la manière d’un laboratoire de type nouveau. Egalement romancier, sans doute bientôt cinéaste, le « ciné-philosophe » intervient depuis la rentrée dans le Grand Journal de Canal +, où il a pour mission de mettre à jour l’arrière-plan éthique des invités.

Olivier Pourriol
Olivier Pourriol

En quoi le cinéma est-il particulièrement apte à être un appui pour la recherche de la vérité ? Lequel des deux, de la philosophie ou du cinéma, est-il plus précisément au service de l’autre dans votre démarche ?
Je crois que c’est tout d’abord lié aux conditions de réception qui lui sont propres, à cette forme d’hypnose, d’engourdissement qui le caractérise. C’est une approche assez onirique, sans tension, où au lieu de se focaliser sur un objet pour tenter de l’éclairer, la conscience voit se projeter des formes sur l’écran noir. Or cette passivité apparente est beaucoup plus propice à la compréhension. J’ai l’impression que l’on peut y retrouver la nature de la pensée sans la volonté de penser. Voilà sept ans que je pratique, je commence à obtenir des résultats assez fermes, observables. J’essaie d’établir une relation d’amitié entre les deux et que celle-ci soit, plus qu’un échange, une pratique où l’un s’appuie sur l’autre à tour de rôlepour progresser. On peut mieux comprendre Hegel grâce à Heat de Michael Mann, et inversement. Pourquoi donc le cinéma plutôt qu’un autre art ? Premièrement donc parce que la pensée, n’y est plus liée à la volonté de penser, mais comme le résultat d’une sorte de bain électromagnétique. La conscience est quelque chose qui se joue plutôt par éclairs, sur fond d’accumulation orageuse, et correspond davantage en cela au modèle cinématographique, avec des différences d’intensité de lumière. Ensuite, laphilosophie a toujours servi en ce qui me concerne à enseigner quelque chose de vivant. Or le cinéma permet d’avoir une situation à penser, et une situation qui vise à l’essentiel. Penser de la fiction est pour moi plus réel que de penser le réel. La lutte à mort des consciences ou le désir de reconnaissance, chez Hegel ou Kojève, sont des idées particulièrement actives, transcrites de manière sensible par le cinéma. Cette « autre chose » qui fait s’affronter Al pacino et De Niro dans Heat, qui n’est ni l’argent nila justice, nous est rendue plus compréhensible par les outils philosophiques que fournissent Hegel et Kojève. Une bonne fiction est toujours archétypale, portant les choses à l’extrême, comme le fait une thèse philosophique.

 

Aucun des deux n’est donc subordonné à l’autre, mais reste au service d’une recherche commune du Vrai, soumis au besoin d’explicitation du réel ?
Disons qu’il ne s’agit pas de la même vérité. Au cinéma, on dispose d’une vérité sensible, le jugement final est d’ordre esthétique. Cette vérité forge des archétypes nourrissant un imaginaire collectif qui, ainsi constitué, permet à chacun de structurer sa propre expérience : seul dans le métro aux alentours de minuit, à Los Angeles ou à Paris, on ne peut pas ne pas penser au personnage qu’interprète Tom Cruise dans Collatéral, ce fantôme errant dans les couloirs souterrains, métaphorique de la solitude de l’homme moderne. La mission philosophique est aujourd’hui prise en charge par les Scorcese, les Terrence Malick, plus que par la philosophie livresque, même si les réalisateurs n’en sont eux-mêmes pas toujours conscients, se refusant parfois au commentaire. Mais peu importe, le film reste une machine à faire naître de la pensée.

 

D’une certaine manière, votre démarche n’instrumentalise-t-elle pas le cinéma, ne réduit-elle pas un Art à une fonction illustrative, explicative ?
Le cinéma fait naître de la pensée mais de la pensée sensible. Si je raconte une histoire, la structure narrative se partage entre une promesse et une satisfaction finale, entre lesquelles il y a des variations d’intensité. Cette histoire ne peut être réduite au sens qu’elle a. Ce sens existe bien, sinon notre d’attention ne serait pas mobilisée, mais il reste implicite. Alors que le but du philosophe est d’exposer une vérité explicite. Ce n’est pas parce qu’il y a de la pensée dans le cinéma que celle-ci est nécessairement convertible en mots. Comme le dit Alain : « Si un peintre avait pu dire ce qu’il a peint, il l’aurait dit ». Il ne faut pas nier un art en le remplaçant par ce qu’il veut dire, au risque d’en annuler toute la richesse. Le critique Jean Douchet dit qu' »il arrive que les cinéastes aient des idées, mais ils sont rares ceux qui ont une pensée ». Au-delà des trouvailles, la pensée est quelque chose de plus sourd, de plus profond, de difficile à percevoir. Une cohérence souterraine se fait sentir, c’est elle qui relie les esprits, les êtres humains. La pensée sensible est supérieure à la pensée exprimée, car elle capte indépendamment des mots, de manière plus complète, en s’adressant à toutes les fiches de notre perception.

 

Vous êtes également romancier. Lorsque vous écrivez, produisez vous aussi de la pensée sensible ? Ecrire un roman, est-ce une autre manière de philosopher ?
La différence avec les mots utilisés à des fins explicatives, dans un but d’exploration philosophique, c’est qu’ils ne cherchent pas à être beaux, ils peuvent l’être de surcroît mais visent avant tout le Vrai. Les philosophes- écrivains comme Nietzsche ou Deleuze sont très séduisants au premier abord car ils utilisent des formules éclatantes, reposant souvent sur ce que les musiciens appellent l' »ambitus », c’est-à-dire une très grande amplitude conceptuelle dans la même phrase. Lorsque par exemple Spinoza pose que « L’homme n’a pas besoin de la perfection du cheval », c’est une phrase sidérante, qui ressemble à un poème ou un aphorisme d’Héraclite ; la mise en relation de réalités de natures très différentes fait alors naitre une sorte d’électricité, un court-circuit. Mais pour être vraiment comprises ces propositions ont besoin du détour de la rationalité. Une philosophie se souciant réellement de la compréhension de l’autre est animée par un souci de clarté. Le roman détermine un autre usage des mots, qui vise au Beau, ambitionne une réussite esthétique, la création d’une atmosphère. Il faut donc hiérarchiser. Pour ma part, la réussite est supérieure lorsque l’on crée un effet d’art plutôt qu’une réflexion d’ordre philosophique, parce qu’alors on s’adresse à toutes les couches de l’être humain, le résultat est beaucoup plus complet. C’est pourquoi le cinéma, en tout cas dans sa promesse, ou le roman, sont supérieurs à la philosophie qui se veut seulement conceptuelle. Le Rouge et le noir propose une pensée au même titre que La Critique de la raison pure, mais celleci est incorporée, difficilement isolable, directement sensible, ce qui fait sa supériorité à mon avis. Un bon roman est trituré par la pensée. Alain, commentant le début du roman de Stendhal, a montré comment une pensée lie les phrases les unes aux autres – en l’occurrence elle donne à sentir les rapports de l’activité humaine et de la montagne. Alain dit aussi de l’exercice romanesque qu’il est « une liberté qui se heurte à des obstacles ». Les personnages rencontrent une résistance dans leur expérience du monde. Il y a une opacité des personnages eux-mêmes. Ainsi Méphisto valse mon premier roman tentait de dire la puissance mystérieuse de la musique sans jamais passer par l’intériorité des personnages. Un roman réussi est le sentiment de cette liberté qui a réussi à construire un monde antagoniste qui lui appartient.

Etablissez-vous une hiérarchie entre les langages littéraire et cinématographique ? La pensée est-elle plus facilement repérable dans la forme sensible que lui prête le cinéma ?
Pour moi elle est encore moins repérable au cinéma où elle n’est ni dans les dialogues, ni dans le mouvement, mais quasi-invisible. Elle est dans la mise en scène, dans le second plan, dans le montage. La promesse du cinéma est celle d’une pensée immédiate, qui ne passe pas par la médiation du langage verbal. Cela lui confère plus de profondeur et d’universalité, indépendamment du niveau linguistique de ses récepteurs. Les images n’ont pas besoin d’être traduites. Je ressens pour ma part comme une obligation de m’adresser à un public qui ne va pas naturellement à la philosophie. Mon ambition est modeste, elle consiste à rendre compte de ce qui se passe dans les conférences, fruit d’une interaction entre des films, des textes philosophiques et un public. L’ordre même des chapitres de Vertiges du désir provient par exemple des interventions des participants de Ciné-philo.

 

Un des aspects intéressants de la formule est qu’elle permet aussi de redécouvrir des philosophes sous un jour plus attrayant que celui qui leur est habituellement associé : vous montrez par exemple l’humour de Descartes…
Oui, c’est notamment pour cela que j’ai choisi des philosophes qui ne pouvaient par définition avoir pensé le cinéma, des penseurs comme Descartes et Spinoza chez qui l’oeil est la métaphore de l’activité de l’esprit. Cela est plus fertile. Si l’on considère le cinéma comme le lieu d’une pensée, comme un automate spirituel, il est intéressant d’aller voir du côté de ceux qui en ont eux-mêmes construits. L’Ethique de Spinoza est un au tomate spirituel. Le mécanisme des passions y est décrit selon un certain ordre, qui correspond à leur succession naturelle dans l’esprit. Cette série de séquences, qu’il s’agit de suivre pour accéder à la compréhension, a pour but le salut. Chez Descartes aussi le salut passe par une mise en ordre des intuitions, grâce à laquelle aucune vérité ne peut être atteinte. Tous les films ne procèdent pas selon cette chaîne déductive, mais utilisent parfois au contraire le faux-raccord, ou encore le montage parallèle. Chez Descartes, il y a un fantasme de la continuité, d’un niveau d’attention égal, d’une égalité de la lumière de l’esprit se promenant sur les idées et les éclairant successivement avant de parvenir à un sentiment de certitude. Mais ce modèle n’épuise pas les possibles, d’autres formes de pensée correspondent à d’autres formes de montage. Il manque d’ailleurs peut-être à Descartes le sens de l’obscurité, très présent dans la perception cinématographique, où joue beaucoup le plaisir du mystère de l’ombre. Toujours est-il que ces deux ambitions, chez Descartes comme chez Spinoza, ont une structure filmique. Un montage, dont chaque intuition successive est comme un plan, ayant pour but final de former un tout cohérent, éventuellement une démonstration. Dans le Parrain, entre le premier et le dernier plan, il s’est passé quelque chose. Il y a un arc de transformation des personnages qui peut presque être mis en équations. Le cinéma est un art du mouvement, de la pensée mise en mouvement, naissant du mouvement même. Personnellement ce sont les intuitions pratiques qui m’intéressent. Qu’est-ce qui dans la pensée de Deleuze m’aide à comprendre l’utilisation que fait Joseph Losey d’Alain Delon dans Monsieur Klein ? En quoi son concept d' »image-pulsion » permet- il de mieux appréhender ce personnage dont l’extériorité, illisible, en tension permanente avec son intériorité, le mène au bord de l’explosion ?

 

En quoi votre expérience de la télévision s’inscrit-elle dans l’ensemble de votre travail ? Selon Alain « toute idée neuve nait d’un refus de l’image », retrouvez-vous dans l’univers médiatique cette même tension entre apparence trompeuse et vérité ?
Toute image est immédiate et la pensée est refus de l’immédiateté. Ce refus permet ensuite de se réconcilier avec l’image, après un détour par la compréhension du réel. Mais l’image n’est ni vraie ni fausse en elle-même. Ce qui peut être faux, c’est le jugement sur l’image. C’est ce que veut dire Alain. J’interviens en direct chaque soir de la semaine dans le Grand Journal de Canal plus, en co-interview de chanteurs ou d’hommes politiques, le spectre est très large. On attend de moi une certaine singularité, je pose les questions que mon voisin ne poserait pas. Cette expérience est encore trop récente pour que je puisse vraiment la théoriser. Il se passe quelque chose d’intéressant quand je réussis à produire un éclair. Sans jamais me positionner en juge, j’interroge les invités sur les valeurs qu’ils véhiculent, sur ce qui justifie leur action. Par exemple, lorsque Laurent Wauquiez dans son livre sur les classes moyennes met sur un pied d’égalité la délinquance des puissants et celle des démunis, je lui demande s’il connait cette pensée de Simone Weil selon laquelle la responsabilité augmente à mesure de l’élévation sociale… N’est-il pas plus grave de frauder lorsque l’on se situe en haut de l’échelle sociale ? Il est intéressant de poser ce genre de questions à une heure de grande écoute, dans une émission plutôt légère.

 

Est-ce que votre prochaine approche de l’image pourrait consister en la réalisation d’un film ?
J’ai en effet un grand désir de cinéma. Les droits Mephisto valse avaient été achetés par une productrice, mais cela ne s’est pas fait. De toute manière, il ne pouvait être adapté tel quel, la deuxième partie étant beaucoup moins visuelle que la première. J’ai aussi réalisé un court-métrage inspiré de Fight-club, une sorte de parodie de cinéma américain, censuré à l’époque. Il y a vraiment une promesse dramatique de la philosophie. La lecture des concepts me donne des idées, et j’ai en tête plusieurs scénarios de longs-métrages qui devraient se mettre bientôt en place.

 

Essais
Alain, le grand voleur, Le livre de poche/coll. Biblio essais, 2006
Ciné-Philo, les plus belles questions de la philosophie sur grand écran, Hachette littérature/coll. Haute tension, 2008
Vertiges du désir, comprendre le désir par le cinéma, Nil éditions, 2011
La liberté heureuse, cours et conférences rassemblés, édités et préfacés par Olivier Pourriol, d’Hubert Grenier, Editions Grasset/ coll. Le collège de philosophie, 2003 Nb : Olivier Pourriol travaille à la republication des travaux d’Hubert Grenier son professeur, héritier d’Alain et de la tradition des grands transmetteurs, en collaboration avec Pierre-Marc de Biasi, un autre de ses anciens élèves.
Romans
Mephisto valse, Editions Grasset, 2001
Le peintre au couteau, Editions Grasset, 2005
Polaroïde, de James Douglas et Olivier Pourriol, Editions Grasset, 2006
Voir aussi le site studiophilo.fr,
notamment pour le programme des prochaines séances.

 

Hugues Simard