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On ne présente plus cet art martial né au XVIe siècle au pays du « Pau Brasil », et dont l’expansion s’est particulièrement accrue depuis plusieurs décennies notamment dans le contexte de la mondialisation. Mais il est toujours aussi difficile de déterminer s’il s’agit d’un art de la lutte, d’une philosophie de vie ou encore d’un élément du folklore brésilien… Est-ce une danse, ou de la lutte ?
Le soleil déjà haut éclaire d’une lumière crue les murs de Rio. Sur une place, un groupe se crée. La roda est formée. Joueurs et musiciens, au coude à coude, sont en cercle parfait. Le son saccadé du berimbau, et la musique lente des pandeiros et des atabaque (tambours et tambourins) se font entendre. Vient le canto de entrada. « Menino quem te fez, Quem te deu tanta guarida, Quem te monstrou a belaza De dançar dentro da briga… » (« Garcon, qui t’a fait, qui t’a donné un tel refuge, qui t’a montré la beauté, de danser dans la bagarre » Canto de entrada de Ronaldo Santos). Vient ensuite la ladainha, chantée seul, auquel le choeur répond : « E é hora, é hora camara …» (« Et il est l’heure, il est l’heure camarade »).
Le rythme hypnotise peu à peu la foule, et les deux premiers joueurs, entrant à l’intérieur du cercle en passant à côté du berimbau, soudain se penchent, tracent sur le sable les pontos riscados, signes magiques, et lentement exécutent le salut, leurs têtes touchant presque terre, les mains posées au sol soulevant le reste de leurs corps. Puis tout doucement ils retrouvent la position accroupie du début et se font face. Le jeu est lancé. Suivra une série de pas, d’esquives, de feintes, de la part des deux adversaires, qui passeront régulièrement par le sol, terrain d’affrontement privilégié. Pulo do macaco, compasso, meia lua solta, les passes sont nombreuses, diverses et variées, et leur nombre ne cesse de grandir, car la capoiera non seulement assimile les techniques des traditions et arts martiaux avec lesquels elle se trouve en contact, mais laisse dans son enseignement une place importante à l’improvisation. Pour être un bon capoierista, il faut cette facilité à se mouvoir, connaitre le movimentaçao -ou comment se mouvoir dans la roda- connaitre les principales passes et esquives, et surtout avoir cette malicia qui distingue les grands capoieristas. L’importance de la malicia dans la capoiera est liée à son histoire qui s’est faite au long de combats de rue. C’est cette capacité à lire le jeu de l’adversaire, à anticiper ses coups, et surtout à surprendre, à lancer une passe auquel l’autre ne s’attend pas. Jusque dans les années 1890, la capoiera est un phénomène marginal, jugé violent par les autorités de l’époque. Elle tire ses racines des combats brutaux entre esclaves noirs, qui s’affrontaient à coups de tête sur la poitrine jusqu’à ce que l’un des adversaires tombe. Cette forme d’entraînement à la lutte chez les esclaves était perçue comme une menace potentielle par leurs maîtres, ainsi en 1890 l’interdiction de sa pratique est inscrite dans le Code Pénal, de même que les sanctions prévues en cas d’infraction : la prison et le travail forcé.
Mais les esclaves, attachés aux traditions importées d’Afrique, ont trouvé un moyen de contourner cet interdit : les attaques, les coups et les prises se sont vus camouflés par des mouvements chorégraphiques, et l’emploi des percussions et du berimbau a grandement contribué à l’efficacité de ce stratagème. Ces luttes déguisées en danses traditionnelles, qui seront-elles aussi prohibées, mais de façon moins extrême, ce qui permet à l’enseignement de la capoeira sous sa forme dansée de s’organiser. Les deux lieux où elle était pratiquée, les quilombos (villages d’esclaves en fuite) et la senzala (maison du maître), respectivement sous forme de lutte et de danse, marquent l’ambiguïté entre les deux aspects de la capoeira. Au fil du temps, la capoeira se développe et les passes se complexifient avec les affrontements entre bandes rivales des quartiers pauvres des grandes villes du Brésil, atténuant peu à peu la différence entre ces deux écoles. Lorsque, en 1932, le président Gétulie Vargas en autorise la pratique, les deux facettes de la capoeira ont complètement fusionné.
Aujourd’hui, le capoeiriste n’a plus vocation à blesser, et encore moins à tuer son adversaire. Il s’agit désormais d’un art martial visant à véhiculer le sens du respect et de la valorisation de soi, et la dualité lutte / danse est l’une des caractéristiques essentielles de l’identité de la capoeira telle que nous la connaissons actuellement.
Cette ambiguïté, ainsi que la forte charge historique de la capoeira, explique sa persistance et son succès actuel. Au-delà d’un phénomène de mode, et des milliers de fans qu’elle fédère, la capoeira est bien un élément fondamental de la mémoire historique du Brésil et de sa culture.
Khadija Seck