Les aliments sont des objets du quotidien, résultant d’un processus de transformation élaboré, de plus en plus technologique et porteur d’innovations nombreuses et régulières. Une particularité sans doute liée à la nature particulière d’un objet ingéré par l’homme réside dans le fait que la technologie sous jacente à cet aliment est cachée, rarement visible aux échelles où elle s’installe, et donc peu perceptible directement par l’homme.
Toutes les disciplines scientifiques : physique, chimie, physico-chimie, biologie, modélisation sont mobilisées aujourd’hui dans l’élaboration des aliments, mais la construction de la structure physique et moléculaire est certainement la voie de recherche et d’innovation la plus active (tant en recherche publique que privée). La structure des échelles moléculaire, nanométrique, microscopique, mésoscopique ou macroscopique conditionnent de nombreuses propriétés de l’aliment.
L’origine biologique, agricole des matières premières qui constituent les aliments leur confère un potentiel de structure qui est conservé et qui module alors les propriétés induites par les procédés. Ainsi en friture la structure cellulaire des pommes de terre conditionne directement le potentiel d’imprégnation en huile. La coupe ou l’épluchage en brisant des cellules participent largement au processus d’impréparation qui est de fait une formulation directe par l’huile de la pomme de terre. Contrôler cette capacité de modulation des propriétés finales par la compréhension de la structure native des matières premières est un enjeu majeur.
Mais nombre des matières premières sont déstructurées, séparées, puis recomposées dans le processus couplant formulation et procédé. Recomposer en maitrisant la structure résultante est donc un enjeu majeur. Ainsi, aux échelles moléculaires, la structure pilote une partie des propriétés allergènes de composés des aliments. C’est à cette échelle que s’installe la sécurité sanitaire chimique des aliments, grand champ de recherche actuel et à venir avec les conséquences en toxicité, comme en génération d’arômes ou de flaveur intervenant dans l’appréciation d’un aliment (ce sont souvent les mêmes mécanismes chimiques qui installent des molécules à impact sanitaire ou à impact sensoriel).
Aux échelles nanométriques, une activité de recherche intense construit des nano-objets favorisant la vectorisation de molécules d’intérêt (par exemple des molécules à effets antioxydants ne franchissent pas la barrière intestinale à l’état libre, mais sont vectorisées dès lors qu’elles sont encapsulées ou liées à des nano voir micro structures). Nombre de propriétés associées à la perception sensorielle sont directement induites par une structure construite à une échelle mésoscopique ou macroscopique. C’est par exemple une des grandes voies de mise au point d’aliments formulés identiques en perception, mais dont la structure modifiée permet de réduire très significativement, pour des raisons d’impact nutritionnel, la teneur en sel, en sucre ou en lipides. D’intenses travaux fondamentaux visent à comprendre comment le tractus digestif intervient dans l’interaction alimentation-physiologie humaine. Ces travaux prennent tout leur sens dès lors que l’on saura aussi composer les structures nano et micro des aliments permettant l’impact physiologique attendu.
La construction de structures complexes, souvent hétérogènes pour réaliser des perceptions organoleptiques originales, résulte d’une maitrise de la formulation et des procédés d’élaboration, et de plus en plus, ces innovations se construisent par les mêmes moyens que la physique fondamentale expérimentale. La capacité d’observation met en oeuvre les technologies d’instrumentation variées : analyse sous rayonnement X, utilisation de synchrotron, microscopie confocale, AFM, IRM, propriétés différentielles de fluorescence des molécules impliquées, etc. Des approches expérimentales couplant instrumentation aux échelles ad hoc et simulation des procédés (taux de cisaillement identiques aux procédés réels, vitesses de montée ou de décroissance de température intenses, etc.) sont développées dans les laboratoires, se couplant à des modèles d’interprétation qui n’ont rien à envier en complexité à la physique ou à la chimie développées dans les laboratoires de sciences fondamentales. Les enjeux de sécurité alimentaire, la maîtrise des pertes matières et du gaspillage, comme les enjeux de sécurité sanitaire associés aux aliments demandent et demanderont de plus en en plus de travaux interdisciplinaires. C’est un splendide espace d’activités pour la recherche tant fondamentale qu’appliquée et pour l’élaboration d’innovations.
Par Gilles Trystram,
professeur et directeur général d’AgroParisTech