Le travail de Judith Butler rend la philosophie à sa vocation première de perpétuel ébranlement des certitudes.
Parmi celles-ci, la question du genre, fait l’objet d’une déconstruction systématique. La publication de « Trouble dans le genre » en 1990 constitua un véritable évènement intellectuel qui, dans la lignée de Foucault, alimenta l’appareil théorique dont disposent aujourd’hui le mouvement féministe et les minorités sexuelles dans leur combat pour une entière reconnaissance. Cet écho s’est parfois fait au prix d’une distorsion de son propos. Interrogeant la norme sans trêve, démontant ses mécanismes les plus insidieux, Judith Butler est le contraire d’une dogmatique, au risque de paraître parfois insaisissable. Tentons toutefois de la saisir au vol…
Judith Butler, pourriez-vous nous rappeler quelles ont été les oeuvres qui ont nourri votre réflexion sur la notion de genre ?
J’ai mené un mémoire sur la réception française d’Hegel puis je me suis concentrée sur le problème du désir et de sa reconnaissance. En termes hégéliens, il s’agit de se demander comment je perçois la reconnaissance de mon désir, mais aussi comment les critères déterminant cette reconnaissance affectent ma vie même d’être désirant. En quoi les conditions de la reconnaissance rendent-elles possible le fait d’être reconnu comme l’être désirant que je suis ? J’ai aussi lu le travail de Derrida sur Kafka (In Devant la loi). C’est l’histoire d’un homme qui attend toute sa vie d’entrer dans la loi pour finalement découvrir à la fin que c’est son attente qui donnait tout son pouvoir à celle-ci. Ainsi, l’homme lui a involontairement conféré un pouvoir que celle-ci n’aurait pas eu s’il ne s’était pas obstiné dans son attente. Le propos n’est pas de retourner le pouvoir de la loi au profit du pouvoir de l’homme, mais de nous montrer que la loi est devant nous, qu’elle n’existe pas sans notre attente et notre positionnement. J’ai donc été amené à me demander si les normes qui président au genre, et paraissent résider en nous, relevaient de notre nature ou bien de la loi culturelle qui nous préexiste. N’est-ce seulement pas la façon de les présenter comme naturels, encore et encore, à travers nos actes, les médias, la loi, la religion, qui les fait passer pour tels ? Je lisais aussi La volonté de savoir de Foucault. Il m’a permis de penser la relation entre le pouvoir et la sexualité, et en particulier d’ouvrir de nouvelles perspectives d’étude de la répression.
“ La majeure partie de mon travail récent porte sur la survie et ses conditions.”
« Trouble dans le genre » a parfois été mal compris, comment avez-vous reçu le fait que des personnes ayant eu à souffrir d’une vision dualiste des identités reproduisent exactement ce que vous dénonciez ?
Tout d’abord, laissez-moi dire que toute pensée produisant un impact se confronte à une série de malentendus et que, peutêtre, sans malentendus, il n’y aurait pas d’impact. Je pense que de ne pas toujours adhérer aux appropriations de son travail n’est probablement pas si important. Si le « travail travaille », cela se fait précisément dans des directions imprévues. C’est en réalité une bonne chose, et j’en suis venue à l’apprécier. Depuis des années, ma position est ainsi moins de défendre un travail tel que je l’ai conçu, que d’essayer de comprendre pourquoi il est contré. Cela m’aide à modifier les limites de ma pensée. Il est vrai que parfois ma réflexion a un effet politique, mais peut-être estce parce que j’essaie de penser dans des directions qui vont au-delà de ce qui est communément regardé comme « pensable ».
« Il est vrai que parfois ma réflexion a un effet politique, mais peut−être est−ce parce que j’essaie de penser dans des directions qui vont au−delà de ce qui est communément regardé comme « pensable ». »
Stéphane Haber, un universitaire français, vous associe à la nébuleuse « Antinaturaliste », à la suite de Michel Foucault et Derrida. Toute idée de nature serait pour vous, selon lui, une fiction, le produit d’une construction culturelle. Le fait de séparer la féminité de la capacité de reproduction, relève du grotesque pour lui…
Je crois que « Trouble dans le genre » donnait prise à ce type de critique. Mais je crois aussi qu’Haber commet une erreur en se focalisant sur le rôle « déterministe » de la nature. Ma vision n’est pas celle-ci, et par ailleurs, je défendrais aujourd’hui une vision différente, que j’ai tenté de formuler en lien avec la « différence sexuelle », dans « Défaire le genre ». Ma position est de celles qui sont toujours en progrès. Il est vrai que « Trouble dans le genre » affirmait que le genre est « naturalisé », mais il ne professait aucune généralité sur la nature. Ann Fausto-Sterling, une biologiste, a développé une thèse importante selon laquelle culture et nature interagissent l’une sur l’autre, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons tout au long de l’histoire changé nos explications de la détermination sexuelle. Isabelle Stengers nous propose également d’appréhender l’organisme biologique comme soutenant une relation active avec ce que nous avons coutume de nommer le monde culturel. Sa vision, est que nous ne pouvons établir une distinction stricte entre nature et culture. Ce qui est le plus important pour tous ces scientifiques est que, si la biologie contribue indéniablement à la formation culturelle, elle n’est pas pour autant la seule force déterminante. Beaucoup de femmes sont ainsi capables de reproduction en vertu de capacités biologiques, mais beaucoup d’autres ne peuvent procréer, parce que trop jeunes, trop âgées, stériles, ou pour des raisons psychologiques, économiques, politiques.
Une autre critique vous reproche de ne pas évoquer le fait, qu’une fois attribuée, l’identité sexuelle se fixe souvent pour ne plus varier. Or, cette sorte de « solidification » du désir remet en cause la fluidité dont vous caractérisez précisément celui-ci…
Cette question ne prend en compte qu’un aspect de ma réflexion. Je ne pense pas que le « genre fluide » constitue une meilleure voie que le « genre fixe », et je ne suis pas opposée à toutes les formes de fixité. En effet, pour pouvoir simplement vivre, nous avons évidemment besoin de certaines formes de stabilité. Les illettrés, les réfugiés, ceux qui sont sans toit ou ressources alimentaires fiables, vivent privés de statut social durable, et je déplore cette soumission à la précarité. J’ai consacré mes deux derniers livres à réfléchir à ces modes de vulnérabilité et de destruction, socialement provoqués et règlementés. Je m’inquiète de certaines façons de perpétuer le genre qui abandonnent des populations dites « précaires », ou en exposent d’autres à la violence politique et militaire. Nous voyons cela, par exemple, dans les rues d’Ankara où les « transgenres » sont brutalisés, voire même assassinés, et où la police échoue à élucider ces crimes, quand elle n’en est pas elle-même complice. La police officie en tandem avec ces normes sociales, psychologiques et politiques qui cherchent à « fixer » le genre – ce qui consiste à surveiller la manière dont le genre peut apparaître en public, et punir, sinon détruire, ceux qui manquent d' »apparaître » de la bonne manière.
Dans vos ouvrages se constate une récurrence du motif théâtral : l’idée de genre comme performance, votre adhésion à la notion de jeu chez Derrida comme alternative au dualisme, le fait que vous ayez choisi le personnage d’Antigone comme sujet d’étude… Le monde entier n’est-il qu’une scène ? Et si tout n’est que pantomime, n’avons-nous pas besoin de ces illusions pour survivre ?
La majeure partie de mon travail récent porte sur la survie et ses conditions. Le monde entier n’est pas qu’une estrade, mais dans la rue, nous pouvons voir la mise en scène du pouvoir, et ma préoccupation principale a à voir avec la manière dont les minorités sexuelles et transgenres sont privées de la possibilité d’une vie vivable – à travers la loi, la psychiatrie, l’éducation et toutes les formes de pensée dogmatiques. A certains titres, « Trouble dans le genre » avançait l’idée que toutes les vies méritent d’être considérées, et que si nous ne parvenons pas à cette reconnaissance, nous menaçons leur survie. J’ai travaillé sur Antigone afin de savoir à quelles conditions une vie est considérée comme pouvant être vécue, voire survécue, et à partir de quand elle ne l’est plus. Mes réflexions sur la guerre, la Palestine, et la torture sont toutes ordonnées à la recherche d’une structure sociopolitique où cette distinction n’aurait plus cours. Cette thématique a pris de l’ampleur quand le SIDA a touché l’Occident, et posé la question des vies qui méritaient ou pas d’être protégées. La survie a toujours été au centre de mes préoccupations.
« La survie a toujours été au centre de mes préoccupations. »
Propos recueillis par Hugues Simard
De Judith Butler :
• Antigone, la parenté entre vie et mort, Editions EPEL, 2003
• Trouble dans le genre, Editions de la déccouverte, 2005 Défaire le genre, Editions Amsterdam, 2006
• Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe, Editions Amsterdam, 2009
• Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre et le deuil, Editions Zones, 2010
A propos de Judith Butler :
• Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme : études sur Foucault, Butler, Habermas, Editions PUF, 2006