[Grand entretien]
Réjane Sénac, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), nous livre son point de vue à travers son ouvrage L’égalité sous conditions – Genre, parité, diversité, publié aux Presses de Sciences Po. Elle est également membre du comité de pilotage de PRESAGE, le programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre de Sciences Po.
Vous avez publié L’égalité sous conditions – Genre, parité, diversité. Tout d’abord, pourquoi un tel titre qui peut sembler antinomique ?
C’est au prisme de mes recherches sur les usages contemporains de la parité, de la diversité et les controverses sur ladite « théorie du genre », et de leurs interactions, que j’ai interrogé dans cet ouvrage l’actualité du principe d’égalité dans la République française du XXIe siècle et ses ambivalences.
L’analyse croisée de rapports, de discours, de données quantitatives et d’enquêtes qualitatives sur la promotion de la parité et de la diversité révèle la tentation d’une égalité sous conditions de performance de la différence pour ces « non-frères » que sont les femmes et les non-blancs. Le dernier terme de la devise républicaine, la Fraternité, incarne la profondeur à la fois historique, théorique et politique d’une égalité entre frères excluant implicitement de la « classe des égaux » celles et ceux qui sont considéré.e.s comme des êtres de nature et non de raison.
En transformant les facteurs d’exclusion, puis de discrimination, en facteur d’inclusion, la promotion de la parité et de la diversité participe de la modernisation du registre de la complémentarité sexuée et racialisée. Les femmes et les non-blancs sont en effet inclus.e.s pour les mêmes raisons qu’ils/elles ont été exclu.e.s : leurs différences, qui de moins-value est devenue une plus-value. Ainsi, le titre souligne que dans un contexte de crise globalisé, la tentation est forte de porter les politiques d’égalité tel un investissement social, sans prendre conscience que l’égalité se trouve par là même sacrifiée en tant que principe de justice en étant conditionnée à la mise en scène de la performance de la/des différence.s.
Les femmes sont donc intégrées au nom d’un souci de performance ?
Les femmes sont alors intégrées au nom de la plus-value de la mixité et/ou du féminin, et non parce qu’elles sont reconnu.e.s comme des semblables qui ne doivent pas être discriminées. Leur inclusion est ainsi présentée comme performante, au sens où leur.s différence.s sont à la fois rentabilisée.s et théâtralisée.s. Quel que soit le domaine auquel elles accèdent elles sont ainsi assignées à faire autrement : de la politique, du management… Cette tentation d’une égalité sous conditions de performance de la différence est d’autant plus forte qu’elle fait se rencontrer notre héritage républicain sexiste et le registre néolibéral du tout marché. En justifiant l’application du principe d’égalité par son utilité sociale et économique, l’égalité comme « ordre lexical » républicain premier est soumise et conditionnée au « référentiel de marché ».
Dans une République française marquée par le contraste entre l’égalité des droits et l’inégalité des conditions de vie, ce qui fait conflit et clivage politiques, au-delà de l’apparent consensus sur l’adhésion au principe d’égalité, c’est la définition de ce qu’il recouvre, ses justifications publiques et les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre. Il ne s’agit pas d’opposer un ordre politique idéalisé à un ordre social inachevé. Pour cela, j’ai questionné la persistance des inégalités comme une expression des dilemmes, voire des butoirs, du républicanisme français. Les incohérences sont ainsi nichées au cœur même des idéaux républicains, et pas seulement dans leurs applications.
Finalement, l’égalité au féminin relève donc plus dans la société actuelle du principe de novlangue ?
Présenter l’égalité femmes-hommes comme un investissement social de l’ordre du « win-win », du « do well do good », c’est porter l’égalité comme une « novlangue », apparemment indiscutable car alliant pragmatisme et vertu. Cependant, marchandiser et « merchandiser » l’égalité, ce n’est pas seulement dépolitiser les rapports de domination, c’est aussi sacrifier l’égalité comme principe de justice. Le fait de moderniser l’assignation des « non-frères » à une singularité complémentaire rend acceptable, respectable leur reconnaissance comme complémentaires et non comme pair.e.s. En effet, légitimer les politiques d’égalité au nom de leur utilité sociale et économique, c’est prendre le risque de les remettre en cause si démonstration est faite qu’elles ne sont pas rentables. On est en train de tuer l’égalité en son nom : c’est le meurtre parfait !
L’égalité peut ainsi être qualifiée de sous conditions pour les non-frères au double sens du conditionnement de leur inclusion à la mise en scène de la performance de leur différence. La tribune publiée dans Libération le 4 mai 2015 sous le titre « Nous, femmes journalistes politiques et victimes de sexisme… » explicite le fait que justifier l’inclusion des femmes dans des métiers traditionnellement masculin au motif de ce qu’elles apportent de plus, de différent, c’est les enfermer dans une sexualisation qui fait écran à leur reconnaissance professionnelle.
Quel est l’impact de la société dans cette inégalité en défaveur des femmes ?
La société française repose sur la centralité du mythe républicain de la complémentarité des différent-e-s. Qualifier de mythe fondateur la complémentarité des sexes, c’est dénoncer la justification de hiérarchisations sociales par la sacralisation d’une prétendue nature harmonieuse et juste.
La justification de la parité au nom de la plus-value de la mixité sexuée restaure le mythe de la complémentarité
Il ne s’agit pas de nier la complémentarité des sexes dans la procréation, mais d’analyser le rôle central qui lui est donné dans une cosmogonie binaire et inégalitaire où le deuxième sexe complète un masculin défini comme norme et autorité. Loin de remettre en cause ce mythe fondateur, la justification de la parité au nom de la plus-value de la mixité sexuée le restaure. Nous pouvons en particulier citer le recours à l’expression de « capital féminin » pour justifier l’application de la loi Copé-Zimmermann instaurant des quotas sexués dans les conseils d’administration des grandes entreprises.
Comment dépasser alors les nombreuses idées reçues pour tendre vers une « véritable » égalité ?
En concluant mon ouvrage par « L’égalité est morte, vive l’égalité ! », mon propos est de dire la nécessité de redonner vie à l’égalité en s’interrogeant sur la nature des efforts à faire pour être républicain. Il s’agit d’un républicanisme critique au sens où l’enjeu est de promouvoir une égalité libérée de la fraternité et du marché, une égalité sans conditions.
« L’égalité est morte, vive l’égalité ! »
La mise en place d’action volontariste est selon moi nécessaire pour agir contre la reproduction d’un ordre inégalitaire. Cependant, afin de ne pas renaturaliser des hiérarchies sociales et politiques, elles doivent être portées au nom de la lutte contre des différenciations jugées illégitimes et non comme une reconnaissance des différences et de leur performance. Dans une approche arendtienne, l’enjeu est que tou.te.s et chacun.e soient imaginé.e.s et traité.e.s comme un.e semblable et non que certain.e.s soient assigné.e.s à une singularité performante.
Comme l’analyse Nancy Fraser1, pour tendre vers l’égalité, il faut adopter une conception tridimensionnelle de la justice dans l’imbrication de l’économique, du culturel et du politique. La redistribution des places est importante, mais elle doit être couplée avec une reconnaissance à égalité. Ainsi, le gouvernement français est devenu paritaire quantitativement pour la première fois en 2012, mais il n’est pas égalitaire dans la mesure où les femmes continuent à occuper des délégations de mères (à la famille, la santé, l’environnement, la culture) et les hommes de pères de la Nation (à la défense, l’intérieur, les affaires étrangères, l’économie…). Le logiciel politique reste ainsi celui de la complémentarité et non de l’égalité. Rappelons qu’en France, aucune femme n’a jamais été cheffe d’État ou présidente de l’Assemblée nationale ou du Sénat et qu’en 2015, aucune femme n’est PDG d’une entreprise du CAC 40. Dans les lieux de pouvoir, elles demeurent ainsi, encore plus qu’ailleurs, le deuxième sexe.
D’autant que cette réalité est avérée à tous les échelons, et ce dès l’école.
Si 55 % des étudiants sont des étudiantes, la répartition par filière est genrée dans la mesure où les étudiantes sont majoritaires dans les filières littéraires et en sciences humaines et sociales, et minoritaires dans les filières dites scientifiques et d’excellence. Les étudiantes ne sont ainsi que 29% des élèves de classes préparatoires scientifiques et 28% des ingénieurs sont des ingénieures. Comment comprendre cette répartition sexuée et hiérarchisée de l’orientation scolaire et universitaire ?
Si 55 % des étudiants sont des étudiantes, la répartition par filière est genrée
Les travaux sur le rôle de la socialisation – dans un environnement multiple entre l’école, la famille et les médias – dans la construction sociale des goûts permettent de la comprendre comme l’expression d’un ensemble de normes (cf. en particulier les travaux de Sylvie Cromer, Marie Duru-Bellat, Cendrine Marro, Nicole Mosconi et Françoise Vouillot). Afin de déconstruire les inégalités, il est ainsi nécessaire de dépasser les catégorisations, présentes dès l’enfance, déterminants ce qui est considéré comme possible et pensable. Le défi est beau et grand car il s’agit d’ « inventer d’autres noms et d’autres concepts, [de] se porter au-delà de ce politique-ci sans cesser d’y intervenir pour le transformer . 2 »
N’est-ce pas justement dangereux d’individualiser les enjeux ?
À l’ère de l’individualisme, le recours généralisé à la responsabilisation individuelle, dont la mode du coaching est une expression, fait courir le risque de nier l’aspect systémique des inégalités. Comment lutter contre ce phénomène ? L’enjeu est de déconstruire les discriminations au niveau individuel et structurel tout en libérant les discriminé.e.s de leur identification à des singularités. Le défi d’utopie réaliste à relever est ainsi celui de donner à tou.te.s et chacun.e la possibilité d’être reconnu.e et de vivre comme semblable sans que la pluralité humaine ne se décline en singularisations aliénantes.
Violaine Cherrier
Infos1 : Nancy Fraser, Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, Paris, La Découverte, 2012.
2 : Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 183.