Gaz de schistes, l’exploitation impossible

Alors que l’exploitation des gaz et huiles de schistes a changé le développement économique et la position géopolitique des Etats-Unis en quelques années, la situation reste bloquée en France. La loi interdit l’exploration par fracturation hydraulique. Les réserves présentes dans le sous-sol, même si elles n’ont de fait pas encore été précisément évaluées, pourront-elles rester inexploitées face à l’enjeu économique et géopolitique sur le long terme ?

Que dit la loi ?
En Europe seuls deux pays ont formellement interdit l’exploration/production de gaz de schistes : la Bulgarie et la France. En France, la loi a été adoptée le 13 juillet 2011. Elle vise à « interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique. » Se fondant sur le principe de précaution, elle vient en « application de la Charte de l’environnement de 2004 et du principe d’action préventive et de correction prévu à l’article L. 110-1 du code de l’environnement ».

« La loi a été votée avant la remise du rapport sur l’évaluation des dangers de la fracturation hydraulique, note François Kalaydjian, directeur adjoint aux ressources énergétiques à l’IFPEN. Ce n’est donc pas le principe de précaution qui a prévalu mais le principe d’interdiction ! »

La loi met également en place une Commission nationale d’orientation, de suivi et d’évaluation des techniques d’exploration et d’exploitation et lui confie d’évaluer les risques environnementaux liés aux techniques de fracturation hydraulique ou aux techniques alternatives. Elle devra aussi émettre un avis public sur les conditions de mise en oeuvre des expérimentations, réalisées à seules fins de recherche scientifique sous contrôle public. « Une telle commission devrait être collégiale, rassembler des parlementaires, des scientifiques, des ONG, des industriels, or elle ne l’est pas », regrette François Kalaydjian. Sur la base de ces travaux et de l’analyse des évolutions techniques et scientifiques internationales, le Gouvernement remet annuellement un rapport au Parlement. Il est intéressant de noter que l’analyse considère ce qui se fait à l’international, là où précisément l’exploitation est autorisée. Une manière de ne pas fermer la possibilité de revenir sur la décision publique et législative en cas d’évolution favorable.

 

Un code minier très strict
La question de la loi est centrale dans ce dossier. « Les cas américain et canadien sont montrés en exemple des risques que l’on prendrait en autorisant l’exploitation des gaz de schistes, explique Bruno Wiltz, président du Comité Energie d’IESF (Ingénieurs et scientifiques de France). Or, les situations légales ne sont pas comparables. Le code minier, les lois sur l’environnement et les règlementations industrielles sont beaucoup plus stricts en France. Il est tout à fait possible et souhaitable de travailler proprement et de manière sécurisée. » Aux Etats-Unis le sous-sol appartient au propriétaire du terrain. Certains ont vendu au plus offrant l’exploitation de leur sous-sol. Certains industriels ont aussi foré sans précaution de sécurité industrielle ou écologique. En France, le sous-sol appartient à l’Etat qui est le seul à pouvoir autoriser les forages. Cette disposition du code minier est une réelle protection contre des abus.

 

Evaluation des réserves, un enjeu économique
Des forages d’exploration seraient les seuls à même de permettre de confirmer la présence des gaz de schistes dans la roche avant de mener des tests de production, puis des tests pour évaluer si l’exploitation serait économiquement viable. Le conseil général des mines, CGEIET, a estimé fin 2011 que le Bassin Parisien recèlerait de 1 à 2 Mds de barils d’huiles et le bassin du sud-est de l’ordre de 500 Mds de m3 de gaz. « La France consomme 40 Mds de m3 de gaz par an, indique François Kalaydjian. Si l’exploration démontrait ces réserves, la France pourrait substituer une partie de ses importations de gaz par une production locale. » L’enjeu économique est majeur : le montant des importations se situe entre 60 et 70 Md$/an. Cela améliorerait la balance commerciale et le gouvernement récupèrerait des taxes sur la mise en production au lieu de les payer à l’étranger.

L’Académie des sciences pour des études scientifiques
En novembre 2013, le Comité de prospective en énergie de l’Académie des sciences a recommandé, compte tenu des enjeux économiques en cette période de crise, de ne pas « rejeter à priori, sans un examen attentif, cette ressource potentielle. » Il estime que le Bassin Parisien et la zone sud-est recèleraient jusqu’à 5 100 Mds de m3 de gaz de schistes, ce qui représenterait 115 fois la consommation annuelle en gaz de la France. Dès lors, le comité se prononce en faveur de recherches pour développer les conditions d’une exploitation des gaz de schistes qui permettrait de réduire les risques pour l’environnement.

 

L’indépendance énergétique de plus en plus stratégique
Il est évident qu’à terme on sera contraint de reconsidérer la question pour Vincent Lagneau, directeur adjoint du centre de géosciences de Mines ParisTech. « Car l’indépendance énergétique est un sujet majeur pour tous les pays, tout autant que leur santé financière et la création d’emplois qui découleraient de la relocalisation de certaines industries. La France possède tout l’arsenal technologique et règlementaire pour encadrer au mieux l’exploitation des gaz de schistes. Le verrou est donc politique et social. » Or, si les réserves sont avérées, la France réduirait drastiquement sa dépendance vis-à-vis de pays tiers pour l’approvisionnement en ressources clés pour le confort de la population et le développement économique. Cette indépendance est un élément stratégique sur la scène géopolitique mondiale. Comme le montre la situation Ukrainienne, au 21ème siècle, l’indépendance énergétique, c’est l’indépendance tout court.

 

Où en est la recherche ?
La loi interdisant la fracturation hydraulique, aucun fonds public n’est donc alloué à la recherche sur ces techniques. « Pour autant, nous travaillons sur des techniques qui sont aussi applicables à l’exploration et l’exploitation des gaz de schistes, nuance le professeur Lagneau. Ainsi, notre laboratoire de géothermie travaille sur des techniques visant à augmenter la perméabilité autour des puits. La fracturation hydraulique est légale pour la géothermie et utilise le même principe que pour les gaz de schistes : développer la circulation des fluides en mettant la pression pour fracturer. Nous étudions aussi la manière dont les réservoirs se sont formés (sédimentologie). »
La France ne prendrait donc pas de retard, et encore moins du côté des industriels ; des compagnies françaises exploitant des gaz de schistes hors de France. « Les français ont à la fois un petit et un grand rôle à jouer, explique Bruno Wiltz. Petit car l’exploration et donc la mise au point de nouvelles techniques est interdite en France ; et grand car la France est le second pays derrière les Etats-Unis ayant les acteurs pétroliers et parapétroliers les plus importants, performants et reconnus. Ils mènent donc leurs expériences aux Etats-Unis, au Danemark, en Chine, en Pologne, en Angleterre, en Allemagne… »

 

Quid de l’impact de la fracturation hydraulique sur la nappe phréatique ?
L’un des reproches fait à la technique de fracturation hydraulique est de mobiliser de l’eau potable. Si au départ elle était exclusivement utilisée, il est désormais admis que la fracturation peut se faire avec de l’eau non potable, notamment salée. « On trouve des aquifères salins en profondeur », explique François Kalaydjian. Cela dit, il faut toujours la traiter pour l’injecter dans la roche. L’autre critique concerne la quantité d’eau nécessaire. « La fracturation complète d’un puits (fracturation + exploitation) nécessite 10 à 20 000 m3 soit 3 à 6 piscines olympiques, précise Bruno Wiltz. A titre de comparaison, la ville de Paris consomme 500 000 m3 d’eau chaque jour. »
Aux Etats-Unis la loi a évolué, imposant désormais aux industriels de divulguer la nature des produits chimiques utilisés pour la fracturation. « Certains produits utilisés sont maintenant de qualité alimentaire, des produits ménagers, précise le responsable de l’IFPEN. L’impact sur l’environnement se réduit donc fortement. » Outre les produits chimiques, l’eau peut contenir du sable ou des bulles de céramique pour maintenir les fentes ouvertes après la fracturation, ainsi que du savon pour assurer un meilleur glissement du gaz le long des parois des fissures.
Les nappes aquifères potables ne sont pas situées à la même profondeur que les puits de forage : 500 mètres maximum pour les premières et plus de 2 000 mètres pour les secondes. « Il y a 1,5 km de distance entre les deux, si les choses sont faites avec rigueur, il n’y a pas de raison de pollution », affirme François Kalaydjian. « Si l’on veut considérer objectivement les risques, il faut observer les statistiques, ajoute Bruno Wiltz. 2 000 trous ont été percés dans le bassin parisien pour l’exploration/production de pétrole, et aucune pollution n’a été signalée. A l’échelle mondiale, on creuse 100 000 trous par an, les cas de pollutions sont extrêmement rares. Les précautions d’étanchéité sont maximales, avec notamment des systèmes de stent dans les tubes. » Le Comité de prospective en énergie de l’Académie des sciences préconise de son côté la création d’une autorité scientifique indépendante pour encadrer les recherches, et étudier précisément deux points : la gestion de l’eau utilisée pour la fracturation hydraulique et l’étanchéité des forages à long terme. Les scientifiques sont outrés par la diffusion du reportage qui fait référence pour parler de ces pollutions, Gasland. Il montre un homme ouvrant son robinet d’eau et s’enflammant. « Il n’y pas de gaz de schistes dans la région concernée, s’exclame le spécialiste de l’IFPEN. C’est un phénomène bien connu des géologues d’émanation de propane naturel. Mais le mal a été fait. »

 

Quelles sont les techniques alternatives à la fracturation hydraulique ?
Il existe plusieurs techniques déjà éprouvées usant de fluides de fracturation alternatifs à l’eau pour stimuler la roche. Parmi ceux-ci on trouve le propane liquide, qui dans ces conditions de pression peut stimuler la roche et permet d’utiliser moins de produits chimiques. « Il a déjà été utilisé plus de 2 000 fois aux Etats-Unis, notamment dans des régions en stress hydrique, précise François Kalaydjian. En outre, il est réutilisable et recyclable à 100 %, là où l’eau reste piégée dans le soussol et diminue le débit des hydrocarbures. » Son problème est sa grande inflammabilité, que l’on peut annihiler en travaillant sur sa molécule. Il faut donc faire des pilotes pour déterminer si cette technique est économiquement viable.
« Des tests sont aussi menés avec du fluoropropane qui a l’avantage de pouvoir être produit à volumes industriels ; ou avec de l’hélium refroidi actif par rayonnement thermique et de pression, ajoute Bruno Wiltz. D’autres ont expérimenté les décharges électriques pour casser la roche mais ont renoncé en raison d’un coût élevé. » Il existe d’autres fluides, mais ils n’ont pas encore été testés avec la même amplitude : gaz carbonique, azote gazeux.

 

Quel est l’impact des forages horizontaux sur les paysages ?
« Les formations rocheuses abritant les gaz de schistes sont étendues, il faut donc creuser des centaines voire des milliers de puits horizontaux pour une exploitation sérieuse, explique Vincent Lagneau. Cela dit, en mettant l’argent nécessaire et en respectant les règles en vigueur en France il est possible de préserver l’environnement. Il faut faire confiance au système pour surveiller ce que font les industriels. » Les opposants font référence à certaines pratiques américaines anarchiques. L’autorisation d’exploitation est simple à obtenir et a permis à pléthore de micro-entreprises de voir le jour et d’exploiter de manière pas toujours optimale. « Cela est impossible en France ! affirme le professeur Lagneau. Les hydrocarbures font partie des ressources concessibles. Seul l’Etat peut donner l’autorisation d’exploitation. »

 

L’exploitation des gaz de schistes sera-t-elle autorisée en France ?
« Il faudrait pouvoir opérer au moins un forage pour démontrer l’intérêt économique et social pour le pays, et surtout le fait que l’on peut travailler proprement, insiste Bruno Wiltz. Il faut revenir à plus d’objectivité, sortir des débats d’idéologues pour préparer l’avenir énergétique du pays. » « Interdire les gaz de schistes sans rien en savoir est irrationnel et interdit tout débat, déplore le professeur Lagneau. Or, toute décision doit s’appuyer sur la connaissance des bénéfices, des coûts, des risques. Je crois qu’il faut un travail d’explication, et cesser de comparer des situations (françaises et américaines) qui ne sont pas comparables. »

 

Une problématique à la frontière entre sciences dures et sciences humaines
Créateur du LIED, Laboratoire Interdisciplinaire des Energies de Demain à l’université Paris-Diderot, Luc Valentin a organisé un colloque sur les hydrocarbures de roche mère en avril 2013. Le LIED est unique en son genre. Il est composé pour moitié de scientifiques en sciences dures et pour moitié issus des SHS. Cette approche transversale mise en oeuvre au sein du colloque a fait son succès. « Nous avons réuni des géologues, économistes, juristes, sociologues, anthropologues. Ce mariage des regards est essentiel pour comprendre les questions liées à la transition énergétique. » Aucune conclusion ferme n’est ressortie des débats, montrant à quel point la question est épineuse. « Les scientifiques restent humbles car c’est la décision politique qui fera ou non évoluer la loi. Ils ont néanmoins montré comment les dimensions sociales et historiques sont utiles pour analyser ces questions. Les historiens se réfèrent aux transitions énergétiques qui ont eu lieu par le passé pour nous éclairer sur ces processus. Les sociologues nous renseignent sur la possibilité de l’appropriation par la population de ces évolutions. Les anthropologues nous disent l’importance de se réapproprier ce que l’on consomme, car l’énergie est devenue un concept abstrait. Les sciences dures nous disent ce qui est ou non, techniquement faisable. »

 

A. D-F