Notre correspondant au Brésil nous livre une enquête en deux volets sur la situation des favelas à Rio et l’occupation des rues par le trafiquant puis par le policier.
PREMIER VOLET
« Ce qui est en jeu est une politique de sécurité publique fondée, articulée et qui permettra à notre population d’accéder à la paix et à la tranquillité tant espérées. Ce que nous sommes en train de démontrer à ceux qui ne respectent pas la loi, à ceux qui croient à la vie marginale, c’est que l’Etat de droit démocratique s’est uni et remplit désormais pleinement son rôle, dans une intégration et un soutien réciproque profitable à tous ». Voilà comment tout a commencé, voilà comment Sérgio Cabral, gouverneur de l’Etat de Rio de Janeiro lança un programme qui allait révolutionner l’histoire de toute une ville et bouleverser les conceptions de tout un peuple.
Le programme de pacification des favelas débute en 2008 avec pour objectif de récupérer des griffes acérées du trafic de drogue, ces zones grises, ces zones de non-droit où sévissaient misère, faim, maladies, illettrisme et qui concentraient dans cette promiscuité malsaine les maux de toute une nation. Dans les faits, ce programme s’est traduit pour le « morador », l’habitant de la favela, par une redéfinition de son espace et de son rapport avec son environnement. La rue, sa rue qui faisait l’objet d’une surveillance permanente par mitraillettes du trafic a été successivement reconquise, stabilisée, pacifiée avant le début d’une nouvelle surveillance par les mitraillettes de la police. Voici l’histoire de rues, de la rue de Rio qui n’a jamais appartenu à celui qui y habite.
■Un raccourci de l’histoire : le contrôle de la rue par le trafiquant
Revenons dans les années 1970, époque de la dictature militaire. Le Brésil connait une période de croissance sans précédent qui restera connue comme le “Miracle économique”. Ce miracle, ne va malheureusement profiter qu’à certains, faute de politique efficace de redistribution des richesses. Le pays s’industrialise, s’enrichit mais les écarts se creusent et le train de la modernisation laisse sur le quai plusieurs de ses wagons. Certains spécialistes considèrent aujourd’hui que ce sont ces inégalités, l’exclusion d’une partie de la population qui ont laissé la porte ouverte à l’établissement de milices, de pouvoirs, d’institutions, d’économies parallèles. C’est, en effet, à cette époque que des criminels en tous genres se mêlent au combat politique des opposants de gauche, victimes de la violente répression de l’époque. Le groupe devient connu comme le « Commando rouge », une milice qui va rapidement s’emparer des rues des favelas pour établir un réseau de trafic. Les anciens points de vente de cannabis dans les favelas passent sous le contrôle des membres du Commando rouge pour être adaptés à la vente de la cocaïne. Au milieu des années 1980, apparaît une autre organisation concurrente, le Troisième commando. Dans les années 1990, la route de la coke qui relie le Paraguay à Rio de Janeiro devient un passage d’armes de guerre et permet aux bandes de s’équiper lourdement dans leur affrontement pour le contrôle des points de vente. A partir du milieu des années 1990, des dissidents font leur apparition et constituent de nouvelles factions cherchant à se tailler leur propre part du gâteau. Au début des années 2000, 30% des favelas sont contrôlées par le Commando rouge, 14% environ par les « Amis des Amis », 12% pour le Troisième commando et 4% seulement sont contrôlées par l’Etat.
Les 40% restants sont des zones neutralisées par une troisième force armée en jeu : les milices paramilitaires (chiffres d’après un article de Problèmes d’Amérique latine de 2010, « Les organisations criminelles au Brésil »). Il s’agit de petits groupes formés de policiers, d’agents de pénitenciers et d’agents de sécurité payés par les commerçants et les entrepreneurs pour « nettoyer » une zone. Peu à peu, ces milices vont se développer avec le soutien d’élus locaux et des associations de résidents pour empêcher l’installation du trafic dans les favelas. Elles ne feront dans la plupart des cas, qu’arrêter les combats entre bandes ennemies mais n’empêcheront pas le trafic de continuer, touchant eux-aussi les bénéfices du marché.
La rue du morador était pendant cette période, une zone de non-droit, une simple zone de passage où régnaient surtout la crainte et une omerta totale sur les activités qui s’y déroulaient en toute impunité. Tout le monde a vu le quotidien des ruelles de la Cidade de Deus, cette favela dans le Nord de Rio magistralement portée sur grand écran par Fernando Meirelles. Qui n’a pas frémi devant les yeux injectés de sang de Dadinho mué en Zé Pequeno, roi de rues abandonnées par un pays honteux détournant le regard ? L’image de la Cité merveilleuse a été progressivement remplacée par celle de la Cité perdue, la métaphore de la « guerre », de la « reconquête de la rue » a gagné de l’ampleur dans les médias brésiliens, au fur et à mesure que la pente du nombre d’homicides devenait toujours plus abrupte. On finit par se convaincre que la reconquête de la rue ne passerait que par une réponse équivalente, répondre à la violence du trafic illégal par la violence légitime de l’Etat. Sérgio Cabral pouvait souffler dans le clairon.
■Le cul-de-sac de la pacification : 4 étapes pour nettoyer les favelas
La pacification d’une favela et de ses rues se fait en quatre étapes successives respectées méticuleusement par les forces de l’ordre. La Reconquête et la Stabilisation constituent les deux premiers pas. Elles sont à la charge du BOPE, le Bataillon d’Opérations Policières Spéciales. Un groupe de militaire spécialisé dans le combat urbain, des commandos au mental d’acier et dont la santé d’esprit est souvent remise en question par une partie de la population et par les médias. Ce sont ces soldats de la dernière chance, à la bannière ornée d’une tête de mort, que l’on voit dans le film à succès Tropa de Elite réalisé par José Padilha et dont les scènes d’une violence rare et d’un réalisme sans pudeur ont fait le tour du monde.
Après le bataillon de la mort, des emprisonnements de trafiquants et des victimes collatérales, arrive l’étape de l’Occupation. Pour celle-ci, le Département de Sécurité publique de Rio a pensé à un modèle innovant et unique dans l’histoire de la police du pays. La « police de proximité » occupe les rues des favelas pour y installer des « Unités de Police Pacificatrice ». Les UPP sont de véritables tours de garde de la police militaire sur les favelas et sont censées permettre le renouement du dialogue entre Etat et populations de favelas. Une fois l’UPP intégrée par la population, suit l’étape de la Post-Occupation menée par « l’UPP social ». Des policiers ayant reçu une formation spécifique se muent en entrepreneurs sociaux et coordonnent l’action des associations, d’ONG et des services publics pour l’intégration des quartiers reconquis dans le tissu urbain : raccordement au réseau d’égouts, d’électricité, de téléphone, reconstruction des chaussées, nettoyage des décharges de poubelles à ciel ouvert, construction de crèches, écoles, dispensaires, etc. La première UPP est installée en décembre 2008 dans la favela Santa Marta dans le sud de la ville. Le chiffre de son succès est clair : 0 homicide depuis l’implantation de l’UPP. Depuis, 34 UPP ont été installées pour contrôler plus de 233 favelas et 6 autres sont en projet avant décembre 2014. Le succès de Santa Marta et des autres favelas a été relayé par toute la presse nationale et internationale, un coup marketing exceptionnel pour le Brésil, son président Lula et le gouverneur Sérgio Cabral. Ce dernier continue de sauter sur le tremplin qui lui a offert une réélection en 2010, ignorant et maquillant les imperfections de son Frankenstein. Comme le père d’une monstrueuse création, il veut la prolonger : 100 favelas devraient être pacifiées d’ici 2016 mais il refuse de voir les nouveaux problèmes que soulève le système des UPP.
Paul