Imaginées dans les milieux cypherpunks et crypto-anarchistes dans les années 80, les cryptomonnaies ont été conçues comme des devises circulant directement d’un agent à l’autre, en contournant les institutions financières, les États et les banques centrales. Suscitant aujourd’hui l’intérêt des multinationales et des autorités monétaires, les cryptomonnaies ont incontestablement changé de statut et soulèvent un double paradoxe.
Le bitcoin s’inscrit dans la continuité des thèses développées par l’économiste libéral Friedrich von Hayek, d’une part, et des idées soulevées par les cypherpunks et crypto-anarchistes, d’autre part. Cette « double filiation » tient au fait qu’Hayek et les crypto-anarchistes contestent le monopole d’émission des monnaies légales, confiés par les États aux banques centrales. Elle va également nous permettre de mettre en exergue deux « paradoxes » liés aux cryptomonnaies.
Paradoxe 1 : la mauvaise cryptomonnaie ne chasse pas la bonne
Lauréat du Prix Nobel en 1974, le philosophe et économiste autrichien Friedrich von Hayek (1899-1992) est, avec Milton Friedman, l’un des grands représentants du libéralisme économique au XXè siècle. Membre de l’école autrichienne d’économie, Friedrich von Hayek va jusqu’à contester le fait que l’émission monétaire fasse partie des tâches régaliennes dévolues à l’État.
Dans son ouvrage The Denationalization of Money, publié en 1976, Hayek imagine une économie où des monnaies privées circulent librement et se font concurrence entre elles. Ceci suppose donc une mise en concurrence des émetteurs de monnaie : « Bien évidemment, des émetteurs différents se livreraient concurrence pour la qualité de leurs monnaies offertes au crédit ou à la vente. » Une évidence que semble avoir oublié les utilisateurs du bitcoin.
En effet, fort du succès du bitcoin lancé en 2009, une « explosion cambrienne » de cryptomonnaies a vu le jour dans les années suivantes (ethereum, ripple, litecoin …). Ces cryptomonnaies alternatives, que l’on appelle les alt-coins, ont rapidement été qualifiées de ‘shitcoins’ par les utilisateurs du bitcoin, qui ne sont finalement pas totalement acquis à l’idée d’une concurrence saine entre monnaies privées…
Paradoxe 2 : des instruments subversifs récupérés par les multinationales et les banques centrales
Le bitcoin a été créé par un certain Satoshi Nakamoto, dont personne ne connaît la véritable identité. Quoi qu’il en soit, le mystérieux Satoshi Nakamoto publie, en 2008, le manifeste (ou ‘white paper’) de sa nouvelle monnaie électronique, intitulé Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System. Il explique vouloir créer une devise virtuelle circulant directement d’un agent économique à un autre, en se passant des institutions financières, des banques et des banques centrales.
Le bitcoin s’inscrit donc aussi dans la continuité des thèses développées par les mouvements cypherpunks et crypto-anarchistes à partir des années 1980, notamment par Timothy May (1951-2018), ingénieur d’Intel et fondateur du crypto-anarchisme. Dans son ouvrage The Cyphernomicon, publié en 1994, May montre un intérêt certain pour les instruments de paiement électroniques. Sur le plan pratique, il y a filiation entre le bitcoin et les projets de monnaies virtuelles développés à partir des années 1980, comme l’e-cash de David Chaum, le bit gold de Nick Szabo ou bien encore la b-money de Wei Dai.
En 2019, Facebook s’est associée avec vingt-huit entreprises (Uber, Spotify, Iliad …) pour lancer un projet de monnaie virtuelle, baptisé Libra (puis Diem). De surcroît, un certain nombre de banques centrales ont manifesté, ces dernières années, un intérêt pour des projets de cryptomonnaies souveraines : les central bank digital currencies (CBDC). Ceci concerne désormais une vingtaine de pays, dont la Chine, la Suède voire la France. On est désormais loin des projets des crypto-anarchistes qui voulaient créer des monnaies permettant de contourner les banques, les États et les monnaies légales…
L’auteur est : Alexandre Reichart, Enseignant à l’ENGDE